Au CAPC, Musée d’Art Contemporain de Bordeaux, IΔO est une tentative d’exposition de l’expérience psychédélique. À partir d’une exploration inédite de la constellation d’artistes actifs en France dès la fin des années 1960, IΔO mêle à un corpus exceptionnel d’archives, d’objets et d’œuvres un programme foisonnant de films, concerts, rencontres et projets spécifiques d’artistes. Interview du programmateur.

Chronic’art : Comment est née l’idée d’une telle exposition, qui fait la part belle aux performances live, aux archives et aux diffusions de films rarissimes ? Comment se sont dirigés vos choix ?

Yann Chateigné : C’est un choix qui s’est rapidement imposé à nous : le propre de l’expérience psychédélique est, justement, d’être une expérience. Elle est éphémère, collective, nécessite la mise en présence de corps dans un temps et un espace donné. Nous nous sommes donc demandés comment exposer cette expérience et la réponse a finalement été simple : il suffit de tenter de ré-accéder à cette expérience par tous les moyens possibles à notre disposition. D’où le caractère extrêmement hybride du projet, qui tente de traverser le spectre psychédélique de part en part, sans pour autant prétendre à toute forme d’exhaustivité. IΔO, en ce sens, est une exposition de recherche. Mais nous avons tenus également, et surtout, à montrer les relations à l’œuvre entre les différents acteurs de la scène de l’époque qui n’avaient pas encore été associés : les croisements entre art, musique, cinéma entre autres, relayées par les différents médias de l’époque, de la presse la plus indépendante à la télévision, dans une période d’intense créativité. La contribution de Lili Reynaud Dewar, l’artiste qui a conçu l’installation de l’exposition, a été déterminante : c’est avec elle que nous avons affirmé cette forme qui commence par une très grande intensité (un festival de trois jours dans le musée avec plus de vingt concerts, des films, des performances tous azimuts), puis qui reste comme désactivée, en attente, et remise en état de tension de manière plus régulière jusqu’à la fin avec des pics d’intensité. Tout cela est très musical, en un sens. La structure de l’exposition, documentaire, devient comme la partition des événements qui l’animent.

Pourquoi se pencher aujourd’hui sur la mouvance psychédélique post-68 ? Quelle lecture / usage doit-on en faire en 2009 ?

Comme la plupart des questions soulevées par les avant-gardes artistiques et politiques au tournant des années 1960 et 1970 (l’identité, le féminisme, la libération sexuelle…), la question de l’utopie ne doit pas être prise à la légère aujourd’hui. Plutôt que d’opter pour une vision idéalisée (les clichés Flower Power) ou aigrie (l’exposition du dévoiement postérieur des ces idéaux), il nous semble plus intéressant de nous poser la question : que faire, aujourd’hui, de ces expériences ? L’exposition est en fait fondée sur un ensemble d’outils qui pourraient être utilisés aujourd’hui, dans un contexte différent. Elle est conçue elle-même comme un outil expérimental, une machine à exposer l’expérience, mais qui est tout aussi belle désactivée, usée par les actes qui s’y sont déroulés, mais prête à en accueillir d’autres… Une autre question est notre intérêt en général pour la question de l’utopie : ce terme presque vidé de son sens nous apparaît d’autant plus intéressant dans ses relations avec les notions de culture populaire, voire de folklore et de communauté. Il revient évidemment de manière incessante dans les discours sur la période, mais pas tant que cela dans les discours des acteurs de l’époque. C’est cette circulation, cette appropriation et détournement qui nous intéresse également pour tenter de comprendre pourquoi aujourd’hui des artistes posent la question. Il est intéressant de se rendre compte que les deux groupes qui fondent les polarités de l’époque en France sont deux groupes qui ont créé, en dedans et en même temps en dehors de la pop culture, leurs propres mythologies, leur langage musical et visuel en dehors de tout cadre établi en mêlant tant d’influences qu’elles sont à peine identifiables, et ont même créé jusqu’à leur propre langage : Gong et Magma. A l’heure de la mainstreamisation, ce sont évidemment des questions qui nous obsèdent, et qui sont celles que se posent aussi nombre de penseurs et de créateurs aujourd’hui : celles de l’extériorité, de la marginalité, de la teneur politique d’un art qui ne soit pas dans la dénonciation, mais dans la mise à distance du monde par la création d’un contre-monde, un monde dans lequel tous les éléments sont pensés pour tendre un miroir au monde réel. Mais un miroir déformant, parodique et cruel, inventé et apte à proposer un nouvel alphabet. Ce que Fredric Jameson appelle joliment, nommant ainsi l’utopie à l’ère postmoderne, des « poches de stase »…

Pensez-vous que la réalité sociale ait un rôle déterminant dans cette résurgence de l’imaginaire décloisonné, ou dans la création artistique ?

IΔ est l’une des très rares expositions, en France, qui ait cette année nommé 1968 comme point de référence historique. Pour autant, volontairement, à aucun moment nous ne nous référons directement à l’iconographie des événements de Mai. Car, pour nous, ce qui se présentait alors comme immédiatement « politique », d’un point de vue formel était héritier d’une autre histoire du militantisme. Et c’est dans les formes de création de mondes « autres », que ce soit dans l’art, la musique, le cinéma ou les magazines, que nous retrouvons une vision politique subversive, transgressant les codes établis, proposant véritablement une alternative. Pour autant, l’utopie globale, réalisée par les Beatles avec Sergeant Pepper’s en 1967, et qui consistait au fait de provoquer le changement de la conscience de chaque auditeur à une échelle mondiale, nous apparaît aujourd’hui comme un signe du temps passé. C’est que nous croyons en une vision de la situation comme étant beaucoup plus fragmentée, locale, spécifique. Aujourd’hui, la « réalité sociale » n’est pas une, mais multiple, comme l’est la réalité de la création. Nous avons tout tenté pour ne pas affirmer le « retour » psychédélique car, d’une certaine manière, les artistes qui à nos yeux sont les plus psychédéliques sont ceux qui échappent aux clichés de la période, qu’ils soient historiques, ou contemporains. La question du « revival » n’a rien de critique en soi, et c’est même ce que nous tentons de fuir, à vrai dire. De l’exposition, de la programmation de films à la communication de l’exposition, nous avons tenté de nous situer toujours « à côté » du lieu commun « psyché ». Pour nous, ce qui singularise l’expérience psychédélique est justement une manière d’expérimenter l’altérité, et les artistes les plus contemporains invités dans l’exposition le montrent : c’est plus au travers d’expériences spécifiques que se développe la critique d’une situation globale.

Hormis la scénographie de Lili Reynaud-Dewar, l’exposition s’articule essentiellement autour de films et de concerts. Pourquoi ne pas avoir montré davantage d’art contemporain ?

Les nombreuses recherches documentaires, lectures et entretiens avec des acteurs de l’époque nous ont conduits vers un constat évident et rapide : le cœur de l’expérience psychédélique est, justement, l’expérience, son caractère éphémère, individuel et / ou collectif, en tous cas transitoire. Notre recherche documentaire obsessionnelle nous a mené vers une impasse passionnante : il existe très peu de documents visuels datant de la période représentant réellement ce que pouvait être la réalité de la vision psychédélique. Nous n’avons trouvé, par exemple, aucun document audiovisuel représentant de manière satisfaisante un concert de rock psychédélique avec ses light-shows. Comme si les acteurs, conscients de la nécessité de privilégier l’expérience au profit de la mémoire, nous poussaient à croire en la fameuse phrase qui dit que « Si vous vous rappelez des années 70, c’est que vous ne les avez pas vécues ». Nous avons donc opté pour ce que nous avons appelé une série d’indices. D’abord, des documents, attestant de la réalité de ces événements, traités de toutes les manières possibles. Ensuite, des objets : costumes, accessoires de scène, instruments servant à faire les light-shows. Puis, des films, dont trois inédits de Pierre Clémenti montrés en avant-première, des documents audiovisuels de différents types, de films documentaires aux archives des expérimentations télévisuelles puisées dans les fonds de l’INA. Enfin, des œuvres, quelques « satellites artistiques » très précisément choisis permettant de tracer des lignes de fuite vers ce que pouvait être un art psychédélique dans un circuit plus « institutionnel ». Autrement dit, dans les domaines de la peinture et de la sculpture, tout en excédant nécessairement ces canons définis par plusieurs aspects : David Medalla, Olivier Mosset, Frédéric Pardo et Martial Raysse… Au milieu de tour cela, il ne manque plus que les concerts, les projections et les performances, pour proposer une expérience globale…

Propos recueillis par

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