Evénement. Iain Sinclair, l’une des voix les plus originales des lettres anglaises, restait jusqu’à présent scandaleusement boudé par les éditeurs français. La parution simultanée de « London orbital » (Inculte) et de « London 2012 & autres histoires secrètes » (Manuella) vient enfin réparer cette injustice.

« Ça a commencé avec le Dôme du millénaire. Le besoin de s’éloigner de la météorite en Téflon du marais de Bugsby. On avait balancé cette chose blanche dans la boue de la péninsule de Greenwich. Les clapotis devaient bien s’arrêter quelque part ». Les premières lignes de London Orbital ne manquent pas d’attrait, ni de mystère. De quoi s’agit-il ? Le livre commence lors du réveillon du millénaire tandis que l’auteur et sa femme cherchent un endroit où dîner aussi loin que possible des festivités organisées par le New Labour sur la Tamise. C’en est trop pour Iain Sinclair qui décide d’exorciser le Dôme en s’attaquant à l’autoroute qui ceint la capitale britannique. « Je dois l’admettre, je développais une obsession malsaine pour la M25, l’autoroute orbitale de Londres ». Inaugurée par Margaret Thatcher le 29 octobre 1986, la M25 n’est qu’un prétexte. Downriver (1991) fustigeait déjà le règne Tory de la sinistre Lady. Salué par Will Self et J.G. Ballard à sa sortie en 2002, London orbital est un pamphlet dirigé contre trente années de politique de la ville menée à coups de bulldozer, de désastres financiers et de délires immobiliers. Les promoteurs avaient réussi à faire plus de dégâts que les Allemands pendant le Blitz. Londres n’existe plus.

On the road

Mission : prendre la Bête à rebrousse poil, « partir de Waltham Abbey, dans le sens inverse des aiguilles d’une montre, et boucler le circuit avant l’aube (officielle) du Nouveau Millénaire ». Le décompte est enclenché, mais on ne se lance pas ainsi à l’aventure sans un minimum de préparation. Il faut d’abord choisir l’équipe car l’auteur a décidé de s’entourer d’amis artistes pour partager son périple, tel le photographe Marc Atkins, Bill Drumond du groupe d’Acid House KLF et Renchi Bicknell, peintre et dealer de livres d’occasion, comme Sinclair lui-même dans une vie antérieure. Involontairement, ce singulier mélange de performers et d’ermites, d’érudits, d’iconoclastes, de polémistes et de farceurs évoque plus Tolkien et erome K. Jerome que les situationnistes ou les écrivains bourlingueurs de la Beat Generation. Cette Communauté de l’Anneau avait un petit coté farfelu que n’aurait pas renié l’auteur de Trois hommes dans un bateau. D’autant que la M25 s’avère vite sans fin. Ourobouros qui se mord la queue, le Dieu Serpent annonciateur du Chaos (Le Repaire du Ver blanc, Ken Russell, d’après Bram Stoker). « Endless endlessness ». Personne n’arrivait d’ailleurs à savoir quelle était sa longueur exacte, quelque chose entre 188 et 196 kilomètres. Si la circumnavigation sur le périphérique londonien ne mène nulle part, pourquoi ne pas lire alors l’orbite de la M25 comme un autre de ces cercles qui entourent Londres d’un réseau d’énergies souterraines et de forces telluriques enfouies depuis la nuit des temps ? Dôme du millénaire, cercle du méridien, crops circles, les orbites du Dante de Blake ou les sphères imbriquées de Milton. « Les cercles qu’il décrit autour de Londres, confirme l’écrivain Philippe Vasset dans sa postface, ne semblent avoir d’autre but que d’envoûter le Dôme du millénaire, monument haï de l’ère blairiste ». L’écrivain cabaliste trace son propre pentacle et lance ses invocations.

Psychogéographie de l’underground

Formellement, London orbital n’a pas vraiment d’équivalent chez nous. Ni tout à fait roman, ni reportage ou essai, cette non-fiction typiquement anglo-saxonne ne rejette pas pour autant le romanesque. Au contraire, l’auteur (avec Rachel Lichtenstein) du Secret de la chambre de Rodinsky (éditions du Rocher, 2001), qui se met lui-même en scène à la première personne, prend la M25 comme métaphore de la fiction qu’est l’Angleterre. Le psychogéographe n’est pas un touriste, encore moins un historien : il explore le terrain à la manière du détective qui suit des pistes invisibles à l’œil nu. La méthode est inchangée depuis Lights out for the territory (1998) dont certains extraits sont repris dans London 2012. A longueur de livres, Sinclair puise dans les mythologies littéraires (Conan Doyle et Jack l’Eventreur, WH Hogdson, Arthur Machen), tire les fils, remonte les connexions. L’Histoire secrète n’a pas de secret pour lui. Rien de ce qui est occulte ne lui est étranger. Plutôt Carnacki que Sherlock Holmes, l’infatigable promeneur arpente inlassablement les zones d’ombres de l’Underground considérant que ce qui vit caché dans les marges de la culture officielle (littérature pulps, comics, séries B, etc.) en révèle toujours plus que ce qui est exposé au grand jour. Alors certes, on peut moquer gentiment cette posture de psychogéographe un peu charlatan sur les bords qui voit au-delà des apparences réservées au commun des mortels. On peut aussi s’agacer des certitudes de ce vieil ado gaucho prompt à sortir les épouvantails de Thatcher et de Blair « Witch », sans se demander pourquoi les travaillistes avaient si bien pris la relève des conservateurs. Le virage socio démocrate du New Labour lui reste en travers de la gorge, faut-il pour autant devenir l’un de ces bio-citadins en mal de verdure, incapables d’imaginer l’avenir autrement que comme un retour au Paradis perdu d’avant la Révolution industrielle ? Nature contre autoroute. Terrier, confiture et concours du plus beau légume (The Curse of the were-rabbit, Nick Park), l’utopie à la Thoreau n’était-elle rien d’autre qu’une philosophie de hobbit ? On peut lui reprocher sa connectivite aigue, sa paranoïa et d’avoir lu Orwell au premier degré. On peut même trouver aussi qu’à force il tourne un peu en rond ! London orbital n’en demeure pas moins une expérience profondément stimulante. Difficile de nier l’originalité de la démarche, ni l’indéniable poétique qui s’en dégage.

Adieu, veaux, vaches, cochons

Une âme compatissante (600 pages à pieds, ça use) s’était fendue d’une mise en garde : London Orbital n’est pas de la SF. Dont acte. Iain Sinclair n’en charge pas moins la barque du pessimisme fin de millénaire (quand tout va mal, rien ne va plus) et prend un plaisir pervers à exploiter à son tour la franchise d’une Angleterre rattrapée par ses fantasmes d’apocalypse. « Est-ce vraiment la fin du siècle, le millénaire ? Les ordinateurs vont-ils se détraquer, bloquant le trafic aérien ? Où sommes-nous juste bons pour une énième fête anglaise ratée, avec pétards mouillés ? ». Même la campagne n’est plus ce qu’elle était. « Une chape épaisse surplombe les charniers de cochons et les barbecues arrosés d’essence où sont immolées en secret les victimes de la fièvre aphteuse. (…) Les rhinovirus affamés accomplirent leur destinée, provoquant une éruption de cloques dans les bouches, et autour des sabots et des trayons des vaches ». Rien n’y manque, ni « les génisses pendues à des crochets », ni l’inadéquation surréaliste des mesures prises par les autorités pour enrayer le fléau : « Les moutons, les cochons, les vaches, tous les chouchous de la crèche éliminés par des snippers de l’armée et poussés au bulldozer dans une fosse sur un terrain d’aviation de Cumbrie ». Prophète de mauvais augures, l’auteur n’hésite pas à invoquer le tout et son contraire : humanité croupie en phase post-apo, no futur punk revu et corrigé à la mode Mad Max et dénonciation du tout sécuritaire. « L’autoroute orbitale est un collier fixé au cou d’un criminel convaincu. Elle fait respecter une quarantaine nocturne ». Ici, ce sont « les squatters punks, les ravers sans espoir, les sous prolétaires insoumis (vivant) dans les bus en panne, des containers mis au rebut… » ; là, ce sont des flots ininterrompus de sans papiers, demandeurs d’asiles, bandits chômeurs, communards fainéants, des hordes de gitans crasseux prêts à déferler par dessus la frêle clôture gardant le périmètre protégé comme dans Zulu (Cy Endfield) ou n’importe quel zombie flick. London orbital n’appartient pas à l’anticipation, mais les lecteurs d’Edmund Cooper, Philip Wylie ou John Christopher (Terre brulée, belle adaptation ciné de Cornel Wilde) ne seront pas trop dépaysés.

Le gentleman farmer de Shepperton

L’auteur paie aussi sa dette au New worlds de Michael Moorcock, le champion du Multivers (Jerry Cornélius, Elric, Hawkmoon) dont le roman Mother london (Denoël), paru en 1988, avait fortement marqué la génération Sinclair, Peter Ackroyd et Alan Moore. New worlds et Moorcock établissent enfin la connexion avec l’oeuvre de J.G. Ballard. L’auteur de Crash, qui avait vu l’apocalypse automobile au fond de son verre à whisky, est aussi le premier à avoir compris que la périphérie avait désormais plus d’importance que le centre. Rien d’étonnant à ce que le vieux gentleman farmer de Shepperton arrive largement en tête à l’applaudimètre des auteurs cités par Sinclair (pas moins de 60 fois !), devant William Blake (seulement 30 fois !) et HG Wells. Même absent (même mort), Ballard se lit en creux dès les premiers chapitres : « C’était le jour où la nouvelle de la mort de princesse Diana avait fait la une. Cela créa un lien dans la conscience populaire entre le Dôme et la Mercedes concassée. (…) L’assassinat de Kennedy, c’était de la pellicule, de la bande amateur lancée sur le marché par Time Life. L’enterrement de Diana était une dérive, une rêverie… ». Kennedy et Diana, même un aveugle aurait compris le message. Iain Sinclair n’hésite pas à forcer le trait, toujours à la limite d’en faire trop. Au final, quel incorrigible bavard ! On en sort quelque peu éreinté, mais pleinement satisfait de la révélation qui nous attend au bout de la route. Sinclair lâchait déjà des indices dans les premières pages : « Thatcher semble éclairée d’un perpétuel halo vert, comme les apparitions des productions Hammer Films ». Sans rien déflorer, ni personne, on dira juste que la clé se trouve quelque part à Purfleet, non loin de Carfax, célèbre pour son Abbaye. Les cinéphiles ne manqueront pas d’y voir aussi la marque d’un film Hammer, réalisé par Alan Gibson en 1973 avec l’impeccable Christopher Lee dans le rôle titre.

London orbital, de Iain Sinclair (Inculte)
London 2012 & autres histoires secrètes, de Iain Sinclair (Manuella)