Après sa spectaculaire prestation au centre Pompidou récemment (electronica zigzaguante et vidéo poético-fight-club pitchée), et pour la sortie de son premier véritable album, -1, on voulait interroger le jeune parisien Julien Loquet, aka Gel:, sur sa création musicale pléthorique et chaotique.

Chronic’art : Quand et comment s’est passée pour toi la transition entre pop-rock et electro ? Ecoutes-tu beaucoup d’electro aujourd’hui, et te sens-tu faire partie d’une « communauté » de musiciens ?

Julien Loquet : Je crois que la transition n’a jamais eu lieu ; en ce qui me concerne, un terme comme « electro » ne signifie rien pour moi et j’en ai rien à foutre de Jeff Mills et de Detroit. Cela fait très longtemps que la musique, dans sa globalité, a intégré la technique : je pense à New Order, certainement le plus grand groupe pop de tous les temps. Il n’y a que les moyens de productions qui changent, évoluent, et se démocratisent surtout : je produis ma musique à l’aide de l’informatique parce qu’il y a deux ans, c’était ce qu’il y avait de plus abordable, et que cela me permettait de produire un disque de A à Z de façon autonome. Passée une phase d’apprentissage relativement laborieuse et rébarbative on devient seul maître à bord et c’est très bien comme çà…A l’époque ma principale préoccupation était d’en finir avec tous les intermédiaires ; mission accomplie. La question de la communauté est très importante pour moi (pas que pour moi d’ailleurs cf les propos d’un groupe comme Godspeed You Black Emperor) d’autant plus que je sens bien qu’actuellement, en France, beaucoup de jeunes gens de ma génération (j’ai 23 ans) sont clairement déterminés à rompre avec la vieille garde mortifère de ces dernières années, la mafia des petits héritiers de la culture à papa : quand on te présente aujourd’hui – dans les médias, partout, consensus – des Smagghe ou des Dj Deep comme des modèles d’intégrité, tu n’as qu’une envie, c’est de prendre les armes et de tirer dans le tas…Seules les expériences de pensées communes m’intéressent , la résistance contre, les groupes de contestation : la « communauté » de musiciens à laquelle tu te réfères, je ne saisis pas trop au final ce que cela signifie, c’est très vague… Disons que je fais tout pour me tenir à l’écart justement, j’ai toujours pensé que la création en général demandait le retrait, l’ascèse la plus rigoureuse car à la fin, il n’y a que le travail qui reste.

J’ai lu quelque part que tu considérais ta musique comme de la « pop ». Comment te justifies-tu à ce propos ?

Les Beach Boys ont redéfini tout un pan de la musique contemporaine, comme Oval ou Autechre sont en train de le faire aujourd’hui. Quand je dis « pop » c’est l’imaginaire qui parle, surtout pas le puriste. Et puis les critères de la pop ont été transgressé depuis longtemps, les catégorisations perdent de plus en plus de sens ; comment me justifier ?
Je sais ton admiration pour John Zorn. Peux-tu en parler un peu ? Quelle serait son influence dans ta création ? L’as-tu samplé ?

J’admire Zorn pour sa rigueur et sa puissance de travail phénoménale, sa boulimie. Dans ses œuvres personnelles on trouvera quelques chefs-d’œuvre, des choses médiocres aussi ; mais c’est plus la trajectoire qu’on observera. Comme j’étais très jeune lorsque je l’ai découvert – par le biais du métal extrême – il fut aussi une sorte de « clef » pour la découverte de choses beaucoup plus diverses, une grande partie d’une certaine scène nipponne par exemple…

Je ne me suis jamais posé la question de son influence dans ma musique ? Peut-être de ne pas rester trop longtemps au même endroit ? Je ne suis pas sûr. Cela m’est arrivé de le sampler, mais comme je samplerais n’importe quoi (quand je sample, la source m’indiffère, je l’oublie la plupart du temps, j’échantillonne au hasard…).

Ta musique me fait penser à une sorte de structuration ironique du désordre, du chaos (ironique du fait du choix des sons, de leur agencement en contre-temps, en contre-pieds, imprévisibles). Quel rôle entends-tu lui faire jouer sur la « perception » de l’auditeur ? Et quel fonction « théorique » lui assigne-tu ?

Aucune à priori. Au départ il n’y a que de la sensation ; il faut retranscrire cette sensation. Dans mon imaginaire il y a une musique qui n’est plus métrique ou décomposable mais confuse et chaotique, un organisme : l’enjeu ce serait de s’y faire sa langue, à soi. J’en suis très loin encore, car c’est un travail très long et décourageant. Pour les théories, tout le bordel, on verra plus tard, si on doit voir. Mais « structuration ironique du désordre » c’est charmant, çà me plaît assez en tout cas : je suis toujours très curieux de pouvoir lire ce que d’autres ont a dire de ma musique, c’est très instructif ; moi il y bien longtemps – concernant 1 –que je n’ai plus la distance nécessaire pour en parler, l’étrangeté comme on dit a disparu. De plus, il s’agit à mon sens d’un disque largement inabouti, fait en grande partie d’ébauches, de brouillons : je ne prétends encore à rien, mais ça viendra.

Je connais également ton admiration pour Lorette Nobécourt ou Mehdi Belhaj Kacem, des auteurs dont les projets ont mis en jeu la corporéité et l’incarnation dans l’entreprise littéraire. Ta musique ressort-elle d’une volonté similaire ou approchante ? (« faire corps » avec la musique ?)

Ca n’engage que moi bien sûr, mais je pense que ma musique a plus à apprendre de Pierre Guyotat et Mego que de Warp…Il ne s’agit pas d’une surface « culturelle », d’intellectualisme où je ne sais quoi, mais d’une stricte analogie « créative ». Tout musicien, peintre, écrivain tend vers un but unique, à savoir communiquer avec sa langue propre (acte d’amour, sans rire). Bien sûr que le corps – sa mise en jeu, en risques – me travaille, simplement parce qu’il est en train de disparaître (Aziz dans le lumineux Loft Story répétant sans fin « Je suis vrai, je suis moi ») : moi cela me fait très peur aujourd’hui de voir le consensus critique autour d’artistes comme De Crecy, pour n’en citer qu’un seul, des gens absolument désincarnés et désengagés; et leur musique est à leur image : stérile et tristement « citative », comme un équivalent musical aux « enfants de la télé »… C’est très important pour moi de combattre cela, esthétiquement parlant, parce que derrière, une fois de plus, il y a toute une pensée en jeu.
Depuis peu, le travail de MBK s’apparente plus à une réflexion philosophique ou sociologique. Tu as intitulé ton EP sur Gooom, eVidenZ, du nom de sa revue. Quelles sont tes connexions avec MBK, les gens écrivant pour sa revue, et leur propos ? Quel serait le rôle « sociétal » ou « phénoménologique » de ta musique, en rapport avec leurs préoccupations ?

En ce qui concerne eVidenZ, j’estime que le travail développés dans cette revue par les auteurs (pour la plupart de ma génération…) y publiant est assez proche de mes préoccupations, voilà tout. Et puis ce sont de petits emmerdeurs, ça me plaît beaucoup. La « littérature » n’influence pas à proprement parler ma musique, je le répète; je fuis justement la référence, mais toute expérience de réflexion, d’où qu’elle vienne, déterminera forcément mon adoption – ou pas – de certaines directions de recherche, pistes à suivre… Il n’y aurait rien de plus terrible pour moi que ma musique devienne un « passe-temps » juste pour plaire à ma copine ou devenir DJ résident de l’hôtel Costes… Ces dernières années, ce qui m’a vraiment marqué, musicalement parlant, c’est de voir comment des champs jusqu’alors étrangers à la composition – la publicité pour ne citer que l’exemple le plus frappant – se sont déportés vers elle : cela nous donne au final des Ariel Wizman, suivi de ses nombreux rejetons, de la musique de VRP cynique et dépressif. Dans le même temps, que la pensée d’un Beigbeder ait pu rencontrer autant d’écho ces derniers mois, c’est également très significatif ; les liens sont même évidents. Alors, voilà, autour de moi un monde s’articule, s’organise, et ce monde là, ces idées-là, je n’en veux pas. Après, ce qui est certain, c’est que tous les moyens sont bons tant qu’on peut distribuer des droites : oui, phénoménologiquement parlant, je pense qu’il n’y a rien de plus beau que de se battre pour ses idées…et le pouvoir délimité à ma musique, soyons lucides, est quasiment nul : mais déjà, que je puisse accéder comme ici à des espaces d’expressions, je considère cela comme une chance ; le reste après n’est que stricte implication (dispositions..) eXistenZielle… Je suis assez d’accord avec Guillaume Dustan sur ce point : politiquement, quelque chose doit se jouer au sein même des boîtes de nuits, parmi les « party-people », comme il dit. Il devient absolument nécessaire d’entamer des actions terroristes (pas obligatoirement très violentes) dans ces espaces (je peux même dire « terrains de jeux »). Les artistes contemporains feraient d’ailleurs bien d’y réfléchir à deux fois : le Barramundi en flammes, ça donnerait quand même une putain d’installation. Plus sérieusement, j’invite toute personne intéressée à me contacter au plus vite…

Tu as inséré dans ta production des extraits sonores de films pornographiques. Quel est le rôle de ce détournement ? Ressens-tu ta musique comme « obscène » ? Sinon, sur quelle « scène » la situes-tu ?

Là encore il y a quelque chose de générationnel. La génération du porno, c’est la mienne et, jusqu’à présent cette génération n’a abordé le porno que soit sur le mode du ricanement, soit justement en refusant explicitement de voir ce qu’il y avait dedans (le désormais rébarbatif « ça ne m’intéresse pas ») : plus marquant, alors que les médias depuis des mois n’en finissent plus de recycler le porno, il n’a finalement jamais été aussi méconnu et tu qu’en ce moment… J’ai toujours considéré le porno comme un genre cinématographique à part entière et la présence d’extraits sonores dans mes morceaux, ce serait plutôt comme une invitation : voilà, qu’avons-nous à en dire, qu’est ce qu’il y a derrière ce qu’on nous montre ? Je ne connais rien de plus signifiant que le porno.

Les titres de tes morceaux sont souvent drôles et bien trouvés. Comment les trouves-tu, et leur rapport avec la musique est-il fondé, aléatoire, systématique ?

La majorité des titres sont des petites devinettes que je me fais à moi-même. Presque toujours liées à mon intimité, à l’affect. Moi çà me fait bien rire et les autres aussi visiblement. Tant mieux. D’autres ne sont pas du tout de moi, comme J’ai pas lu Bataille mais j’ai gagné la guerre que je rends ici à Chloé Delaume : j’ai décidé d’en faire un titre car c’est la phrase qui m’a ému le plus l’an passé, haut la main. Après, leur rapport avec la musique se fait le plus souvent aléatoirement.

Comment conçois-tu ton implication dans ta musique ? A quel point te personnalise-t-elle ?

Je ne pourrai pas vivre sans la musique, mais depuis peu je pense qu’également la musique un jour me détruira. Il s’agit juste d’une constatation, je ne m’affole pas.

Propos recueillis par

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