Vil, tatoué, bruyant et agressif, caché derrière d’épaisses lunettes noires, je fais jouer les quatre doigts et demi de ma main gauche sur la crosse de mon revolver, en attendant que tu « accouches le blé ». J’aime les grandes métropoles, et particulièrement Tokyo. Par contre je n’aime pas ta gueule, et tu commences déjà à m’énerver. J’appartiens à un clan ; je dépouille, je tue, mais les activités auxquelles je me livre sont respectables. Alors ? Je suis, je suis… ? Bravo public, tu es formidable… Il faut dire aussi qu’aujourd’hui nul n’est censé ignorer, même en Occident, ce à quoi ressemble un yakuza.

L’appropriation de cet archétype du mafioso japonais par Hollywood (dans des films comme Black rain de Ridley Scott, ou Yakuza de Sidney Pollack), la sortie de films comme Postman blues, et surtout le succès international des films de Takeshi Kitano ont contribué à faire du yakuza un personnage familier, et facilement identifiable. Ce que l’on sait moins, c’est que le genre remonte au cinéma muet, et qu’il a connu son âge d’or dans les années 60, notamment à travers les séries de la Toei (l’une des cinq majors japonaises), qui avait bien senti l’engouement du public nippon pour des héros japonais hors-la-loi, symboles de la résistance culturelle et idéologique du Japon face à l’autorité américaine.
Des années 20 à aujourd’hui, l’image du yakuza n’a cessé d’évoluer : tout d’abord « néo-ronin », sorte de guerrier marginal (parfois même justicier !) défendant par le sabre son propre code de l’honneur, le yakuza se mua vite après la guerre en gangster viril et impassible (Toshiro Mifune dans L’Ange ivre), avant de décliner peu à peu vers une forme que nous lui attribuons volontiers aujourd’hui : celle d’un petit malfrat, retors et lâche, illustration la plus fidèle du mot « yakuza », qui signifie littéralement « bon à rien » ou « voyou ». Les quatre films qui sortent mercredi 30 juin, pourtant tous réalisés dans les années 90, reflètent dans toute sa diversité l’héritage culturel du film de yakuza : stylisés, virilisés et enfin pastichés, les yakuzas sont la cible de quatre regards extrêmement différents. Deux voyous, Onibi, Un Yakuza contre la meute et Minbo, tour à tour témoignages de fascination, de tendresse ou de haine portés par quatre cinéastes de cette fin de siècle envers la pègre japonaise, nous ouvrent les portes d’un phénomène de société qui fut toujours porté à l’écran, et qui n’en finit pas d’inspirer le cinéma du soleil levant. Place au crime, en 4 films…

ONIBI, LE DEMON
de Rokuro Mochizuki
avec Yoshio Harada, Reiko Kataoka, Sho Aikawa
Japon, 1997 (durée : 1h41)

Ancien yakuza craint et respecté pour son sang-froid et son talent inné pour le meurtre, Kunihiro sort de prison. Elève de « la vieille école », il ne reconnaît plus le monde de la pègre : la grande famille du crime s’est transformée en petit gang de poltrons individualistes et plaintifs. Son ancien partenaire, un yakuza devenu plein aux as, ne lui trouve d’ailleurs qu’un job de chauffeur au sein du clan. C’est alors que Kunihiro rencontre une femme, dont il tombe « stoïquement amoureux ». Il décide de se ranger et claque la porte du clan, mais le passé est toujours le plus fort…
Une histoire classique, une impression de déjà-vu, mais le film vaut malgré tout le détour. Si le cinéaste Mochizuki aborde un sujet simple, c’est avec beaucoup de rigueur et de justesse dans ses choix. La mise en scène témoigne d’une grande maîtrise : les plans de Mochizuki sont précis, épurés et authentiques. Les acteurs, comme chez Melville, n’ont pas le verbe haut mais jouent remarquablement bien. Le milieu yakuza nous est du coup dépeint avec finesse et objectivité, sans esbroufe ni manichéisme. Exceptées une fin un peu faiblarde et une scène d’amour « aquatique » absolument lamentable, Onibi est une révélation. A ne pas rater.


DEUX VOYOUS
de Shinji Aoyama
avec Takao Osawa, Dankan, Reiko Kataoka
Japon, 1996 (durée : 1h41)

Deux « losers », deux grouillots au service de véritables yakuzas, aimeraient bien jouer dans la cour des grands… L’un est un jeune con impétueux et sans cervelle, l’autre un quadragénaire frileux et pusillanime. L’ambition dévorante de l’un déteignant sur l’autre, tous deux finissent par se monter la tête, jusqu’à trahir leur chef de clan dès qu’il leur tourne le dos ; l’exaltation de ces deux « yakuzas du dimanche » sera bien sûr de courte durée… Deux voyous est un mauvais film branché. Durant près de deux heures défilent sous nos yeux un flot ininterrompu d’images creuses, sophistiquées, et noyées de néons. Aux plongées vertigineuses succèdent des contre-plongées déformantes, des plans « fun » sortis de nulle part, qui plus est rythmés par une guitare électrique « romantico-rock » à pleine distorsion. Le film se complaît dans une perception totalement fantasmée et vulgairement esthétisée du milieu de la pègre, témoignant presque du désir qu’aurait le réalisateur d’en faire partie. Deux voyous est l’œuvre d’un adolescent attardé.


UN YAKUZA CONTRE LA MEUTE
de Eiichi Kudo
avec Kyoshi Nakajo, Nagare Hagiwara, Ken Kaneko
Japon, 1997 (durée : 2h18)

Komoro Hisashi, un caïd du clan Akita, sort de prison après quatorze années de captivité. Le même jour, Tonomura, un des dirigeants du clan, est assassiné. Avant même d’avoir pu retrouver ses marques, Komoro Hisashi est plongé au cœur d’une guerre des gangs impitoyable. Pardonnez à votre humble chroniqueur de n’avoir pu assister à la projection d’Un Yakuza contre la meute… Contentons-nous donc de citer Frédéric Bonnaud, qui, dans Les Inrockuptibles, déclarait à propos du film : « Si Un Yakuza contre la meute bouleverse autant, c’est que le film invente son propre rythme respiratoire et gagne sa liberté devant son spectateur, à vue, d’abord à tâtons et sur un mode mineur puis en affirmant une jubilation et une ambition toujours plus grandes. » A vous de voir…


MINBO, OU L’ART SUBTIL DE L’EXTORSION
de Juzo Itami
Avec Nobuko Miyamoto, Akira Takarada, Yasuo Daichi, Takehiro Murata
Japon,1992 (durée : 2h03)

Elus malgré eux « section anti-yakuza », deux modestes employés d’un grand hôtel sont chargés, par leur patron mort de trouille, de virer le clan de yakuzas qui s’enracine un peu plus chaque jour dans le hall du palace, terrorisant la clientèle qui fuit en masse. Tâche difficile… Le tandem réticent n’ayant réussi qu’à se faire cracher dessus, insulter et dévaliser, l’hôtel se voit contraint d’engager une spécialiste, Mahiru, avocate zélée connue pour son expérience des yakuzas. Débute alors une véritable guerre des nerfs entre Mahiru, ses deux apprentis et tout un clan d’honnêtes yakuzas offusqués du manque de respect qu’on leur témoigne : calomnies, traquenards, intimidations, les deux camps vont se livrer une bataille acharnée, dans laquelle même les malfrats invoquent la loi à leur secours…
Juzo Itami, le célèbre réalisateur du génial Tampopo, a signé avec Minbo l’un des films les plus délirants et les plus drôles de ces dix dernières années. Les yakuzas y sont dépeints dans toute leur veulerie et leur médiocrité, semblables à des meutes de hyènes geignantes grisées par le pouvoir du nombre. Véritable « petit guide du citoyen contre les yakuzas », Minbo démonte le mythe du gangster nippon avec un humour corrosif et un plaisir ludique, un peu comme Bernard Majax prenait plaisir à blaser les enfants en leur disséquant des tours de magie. Derrière l’humour, on sent bien qu’Itami cherche à laisser poindre une pathétique réalité, ayant bien compris qu’en riant, on peut dire plus d’une vérité… C’est sûrement ce qui explique que ce « film comique », a priori simple pastiche, ait déchaîné la fureur d’authentiques yakuzas, qui se sont empressés de poignarder Juzo Itami quelques jours après la sortie du film. Du fond de son lit d’hôpital, le cinéaste affirmait à la presse qu’il ne fallait pas en faire un drame, car ça équivalait à prendre les yakuzas très au sérieux.
Minbo est donc bien un film militant, laissant transparaître la haine du réalisateur pour le milieu de la pègre. Itami n’est pas Ken Loach, son film en est d’autant plus jubilatoire et admirablement tourné (les nombreux gros plans de Itami sont remarquables), et rythmé de manière aussi haletante que fluide. Pour tout dire, je n’avais pas ri aussi franchement dans une salle obscure depuis les Monthy Python ; si vous ne devez voir qu’un seul des quatre films de Gangsters du soleil levant, arrangez-vous pour que ce soit celui-là. Immanquable.