La réédition du « Cycle des épées » de Fritz Leiber chez Bragelonne n’est certes pas optimum (couvertures bof-bof, nouvelle traduction pas franchement justifiée, sempiternel découpage en plusieurs volumes…). Qu’importe, elle a au moins le mérite de permettre au public actuel, plutôt habitué à lire Hoob et Goodkind, de redécouvrir l’une des incarnations les plus pures et les plus attachantes de la littérature d’heroïc-fantasy.

« Je ferai aussi prochainement circuler parmi notre groupe une remarquable nouvelle encore inédite du jeune Leiber, « Le Jeu de l’initié ». Ce texte a été refusé par Wright mais j’ai suggéré qu’il revienne sur sa décision. C’est un très brillant morceau d’imagination fantastique, qui se souvient de Cabell, Beckford, Dunsany, et même de Two-Gun Bob, et cela mérite d’être publié. Malheureusement, ce texte entre difficilement dans les critères commerciaux à bon marché de nos magazines… » s’indignait à juste titre Howard Philip Lovecraft dans sa dernière lettre, en mars 1937, quelques jours avant sa mort, à propos du jeune Leiber, que le maître de Providence venait d’accueillir dans le cercle déjà très encombré de ses correspondants épistolaires.

Un looser magnifique

Issu d’une famille d’acteurs shakespeariens d’origines allemandes, Fritz Reuter Leiber Junior (1910 – 1992) était un touche-à-tout génial. Elevé entre les planches et les projecteurs, l’enfant fut d’abord comédien dans la troupe de son père, il suivit des études de psychologie et en physiologie, passa une année entière dans un séminaire de théologie, avant de devenir rédacteur en chef d’une revue de vulgarisation scientifique puis professeur d’art dramatique et même acteur, le temps de tourner dans deux films puis s’en va. Pour la petite histoire, il joue aux cotés de Greta Garbo et de Robert Taylor dans Camille, un film de George Cukor en 1937, mais sa carrière tourne court à cause de sa trop grande taille. Les techniciens étaient obligés de creuser un trou sous ses pieds pour que Robert Taylor conserve l’avantage face à son géant de partenaire. Abandonnant Hollywood et ses chimères, ce n’est qu’en 1939 qu’il réussit à vendre son premier texte professionnel et qu’il songe sérieusement à devenir écrivain. Avec la guerre, la chance enfin lui sourit. John W. Campbell, directeur de la revue Unknow, recherche désespérément de nouvelles plumes en l’absence de Heinlein, Sprague de Camp et Asimov, partis sous les drapeaux. De son coté, Leiber, dont la principale motivation était de ne surtout pas aller se battre, avait décroché un emploi, ennuyeux, mais une planque quand même, à l’abri dans une entreprise d’aviation affiliée à l’armée. C’est donc tout naturellement que, Weird tales continuant à lui refuser ses textes, il les propose à Campbell qui les publie dans la foulée. Son chef-d’oeuvre, Le Vagabond (The Wanderer), en 1964, lui vaut la consécration d’un Prix Hugo. Le principe d’une narration éclatée entre les personnages peut paraître banal aujourd’hui, il ne l’était pas à l’époque, et surtout l’auteur tire d’une situation de roman catastrophe à l’ancienne (une planète entre dans notre système solaire et menace de tout détruire), une audacieuse histoire d’amour inter-racial, entre un terrien et une langoureuse femme-chatte extraterrestre. La sexualité a toujours été très présente chez lui (cf. Les Cinq maris de Loïs ou Le Vaisseau lève l’ancre à minuit), et ce bien avant la libération sexuelle et que la SF ne s’en empare avec ce gros cochon de Philip José Farmer.
Moins connu que Robert Bloch et Richard Matheson, Leiber est pourtant l’un des principaux inventeurs du « gothique américain », à base de fantastique urbain, où le surnaturel peut surgir en plein quotidien. De Stephen King à Ramsey Campbell, nombreux sont les écrivains de terreur à souligner son influence déterminante dans l’émergence d’une nouvelle forme d’horreur moderne. La religion, la superstition et la démonologie à l’oeuvre dans Ballet de sorcières (Conjure wife, 1943), son seul roman (mal) adapté à l’écran, préfigurent effectivement peu s’en faut la formule qui connaîtra plus tard l’extraordinaire succès que l’on sait avec Rosemary’s baby et L’Exorciste. Et pourtant Fritz Leiber n’atteindra jamais la notoriété qu‘il méritait. Ecrivain rare (seulement une dizaine de romans et quelques 200 nouvelles) et trop lent ! se plaignait Campbell, refusant d’être catalogué dans un genre ou dans un autre, désarçonnant à la fois l’attente des critiques et de son public avec des œuvres d’avant-garde, tout en restant connoté pulps et mainstream, Fritz Leiber semble devoir demeurer à jamais dans l’ombre des grands noms de la SF américaine. Injustement, il n’est plus guère célébré aujourd’hui que pour les aventures du Souricier Gris et du géant Fafhrd, connues en France sous le titre de Cycle des Epées.

Par delà les abîmes du temps… Lankhmar !

« Par-delà les abîmes du temps et les dimensions inconnues rêve le monde antique de Nehwon, avec ses tours, ses crânes et ses joyaux, ses cavaliers, ses sortilèges et ses épées. C’est là que, loin au sud, aux bouches sableuses du fleuve Hlal, entre la Mer Intérieure et le Grand Marais Salé, se dresse la métropole de Lankhmar, aux murs massifs, aux rues sinueuses, pleine de voleurs, de prêtres tondus, de magiciens maigres et de marchands bouffis ». L’action se déroule dans le monde semi-fabuleux, à la fois médiéval et à venir, de Nehwon, inversion de Nowhen (Hors temps), comme avant lui Erewhon de Samuel Butler était une inversion de Nowhere (Nulle part). Ce décor grandiose sert de cadre aux péripéties des « deux plus grands escrimeurs qui foulèrent cet univers -et n’importe quel autre- dans la réalité comme dans la fiction, dont les exploits dépassent ceux de Cyrano de Bergerac, de Scar Gordon, de Conan, de John Carter, de D’Artagnan… ». Fafhrd est un guerrier nordique, paillard et amateur de vins, dans lequel Leiber avait mis beaucoup de lui-même (il mesurait plus d’un mètre quatre-vingt-dix et traînait une solide réputation de pochetron). Son complice, le Souricier Gris, petit et rusé, apprenti magicien et roi des voleurs, n’était autre que Harry Otto Fischer, un ami d’université de l’écrivain. « Par une inoubliable soirée, Harry Otto Fischer créa Fafhrd, le Souricier Gris et les sorciers Ningauble des Sept Yeux et Sheelba aux Visage Sans Yeux. Puis avec mon assistance, il tira du néant la fabuleuse cité de Lankhmar ». Mais c’est Leiber qui imagina et rédigea le reste, à l’exception de la nouvelle Les Seigneurs de Quarmall (dans Epées et sorciers) due à la plume de Fischer. La camaraderie des deux adolescents se retrouve à l’identique dans leurs personnages. Sans être des anti-héros, Fafhrd et le Souricier Gris sont plus humains, plus charnels et sensibles que les archétypes de carton-pâte qui peuplent habituellement ce type de récits.
Surtout Leiber n’ignore pas l’ironie et l’humour, dont le Conan de Robert E. Howard était singulièrement dépourvu. Sans jamais sombrer dans la parodie, le Cycle des Epées, débarrassé de ce que l’héroïc-fantasy peut avoir de plus vigoureusement débile, s’avère dès lors un véritable hymne à l’Aventure, au sens le plus stevensonnien du terme. Joueurs, querelleurs, imaginatifs, romantiques, truculents, sardoniques et joyeux, les deux comparses sont voués à croiser des adversaires toujours plus féroces et cruels, des femmes délicieuses, des sorciers abominables et des monstres surnaturels. Leurs aventures sont toutes entières parcourues d’un souffle épique qui emporte le lecteur dans une chasse au trésor permanente, d’îles en îles, de beuveries en beuveries, de filles en filles, jusqu’à plus soif, réactivant la mythologie du Swashbucling, les histoires de pirates du dix-neuvième siècle. L’imagination de Leiber est généreuse. Sa plume est aussi déliée que leur épée, le style est agréable et les dialogues savoureux font mouche et s’assurent la complicité du lecteur. Ainsi, la taverne de l’Anguille d’Argent à Lankhmar, véritable centre de gravité à partir duquel s’organise la plupart des récits, est un lieu devenu depuis familier, où les habitués du cycle aiment se retrouver. « Cet endroit vit maintenant en lui-même. Je peux me le représenter dans la tête et j’y retourne souvent pour y chercher une bonne histoire. Fafhrd et le Souricier boivent… la lueur des torches… le brouillard… ils racontent les vieilles histoires… mais qui s’approche de leur table ? Tout peut alors se produire ! ».

Le Crépuscule des héros

Les nouvelles et l’unique roman Le Royaume de Lankhmar (Swords of Lankhmar, 1968) qui composent les 7 volumes du cycle jalonnent la vie de l’écrivain, jusqu’à la parution du bien-nommé Crépuscule des épées (The Knight and knave of swords, 1988), quatre ans avant sa mort. Chaque épisode correspond à moment particulier de son existence et bien qu’indépendants les uns des autres, ils forment un tout cohérent, avec un début et une fin, que l’auteur avait pris soin d’harmoniser au début des années 70. Le décès de son épouse, la poétesse galloise Jonquil Stephens, en 1969, et la dépression qui s’en suivie, aggravée par des problèmes d’alcoolisme de plus en plus chroniques, ont fortement influencé ce travail de réécriture et contribuèrent à baigner rétrospectivement l’ensemble de la saga dans une atmosphère de tristesse macabre. « Tout naturellement, j’ai trouvé refuge à la Taverne de l’Anguille d’Argent, j’y ai vu de nouvelles histoires et j’ai transformé ma peine en textes. Et ce furent « La Boucle est bouclée » et « Le Prix de l’oubli » que j’intégrai dans mon deuxième Lankhmar, « Epées et mort », dont je préparais alors la publication ». La nostalgie des amours défunts, les affres de la mélancolie et le parfum doucereusement putride de décadence qui imprègnent in fine les aventures des deux indéfectibles amis confèrent au Cycle des Epées une originalité profonde. Epargnée par les dérives commerciales qui ternissent la plupart des créations de Mike Moorcock, l’œuvre raffinée de Fritz Leiber est cousine du dilettantisme baroque d’un Clark Asthon Smith. Sa Sword and fantasy, comme il aimait à l’appeler, a finalement plus à voir avec l’érotisme lugubre des Milles et une nuits, qu’avec la force brute de Howard ou l’innocence naïve du trop sage Tolkien.

Le Cycle des épées, de Fritz Leiber
(Bragelonne)