Surprise : on attendait Yann Moix avec la méfiance que nous inspiraient ses deux précédents romans, et on découvre un texte qui, quoique inégal, cache quelques pages magnifiques. Voilà qui méritait quelques explications. Rencontre.

Chronic’art : Yann Moix par lui-même, en quelques mots…

Yann Moix : Né à Nevers… A ce propos, à chaque fois que je sors un livre en poche, je change de lieu de naissance ; pour le premier, j’ai mis San Francisco, pour le deuxième Pékin. Pour celui-là ce sera peut-être São Paulo… J’ai passé vingt ans à Orléans où j’ai fait des études scientifiques, math sup et spé, puis suis tombé amoureux et ai raté les concours. Ensuite, prépa HEC, et Sup de co Reims. Reims + école de commerce, c’était un cauchemar, et c’est là que j’ai commencé à écrire. Dans tous mes bouquins je parle de ces écoles… Ensuite j’ai fait mon service militaire à Verdun, puis Sciences po à Paris, et suis entré dans la presse, tout en continuant à écrire mon premier roman. Qui m’a d’ailleurs un peu sauvé la vie car en sortant de Sciences po, c’était soit l’Ena, soit la rue : le livre m’a donné une solution intermédiaire entre être énarque et dormir dehors. L’Ena permet à des gens qui n’ont pas de talent d’être quand même connu un jour. Aujourd’hui, j’écris à Marianne, je vais faire la chronique télé de VSD, assez… méchante. J’ai aussi fait un court métrage qui a été projeté en juin, et je prépare un long métrage qui s’inscrit un peu dans la suite de mes livres.

C’est-à-dire ?

Le premier livre, c’était un mec qui suit une nana toute sa vie, ne s’avoue jamais vaincu et tente de la séduire jusqu’à la fin des temps, alors qu’elle le rejette ; le second racontait l’histoire d’un type qui écrit la biographie de sa femme, qui est morte, et commence alors à tomber fou amoureux d’elle ; le troisième raconte celle d’un type qui tombe amoureux d’une fille à laquelle il n’a jamais adressé la parole ; le film gravit un degré supplémentaire en racontant celle d’un clone de Claude François qui essaye de devenir la personne qu’il aime le plus au monde, c’est-à-dire le chanteur…

Dans Anissa Corto, votre narrateur est cast member à Eurodisney, et essaye lui-même de devenir Donald…

Ah, oui, tiens… je n’avais pas fait le lien. A mon avis, l’univers Disney, et c’est pourquoi je m’y intéresse tant, c’est la réalité en miniature, une sorte de laboratoire social : aujourd’hui, tout le monde a plus de temps libre, a d’une manière générale le même salaire moyen, et tout le monde utilise sa liberté de la même manière au même moment. On va voir le même film, on achète les mêmes disques à la Fnac, et on a les mêmes idées. On présélectionne de manière complètement arbitraire, rarement sincère, et on invente ce qu’on présente comme des incontournables : des journaux, comme Les Inrockuptibles, font ça toutes les semaines avec des artistes soit parfaitement inconnus, soit difficiles d’accès, créant un conformisme dans lequel tout devient « culte ». Le plus grand écrivain de tous les temps dure trois semaines, le plus grand disque du siècle un mois, et on se rue tous dessus. Disneyland, c’est exactement ça : des queues de trois heures pour voir les mêmes choses dans un espace limité et consommer de la sensation.

On ne reconnaît pas vraiment votre style habituel dans ce nouveau roman.

Je pense que c’est, de tous, mon livre le plus violent, alors que c’est certainement le plus sagement écrit. Ce qui m’a intéressé n’a pas été le style, mais réussir à exprimer exactement ma pensée : tant pis pour le style et les phrases bancales, l’idée devait primer et ne pas être effritée. Jusque-là le style avait un peu été l’un des personnages de mes livres, et j’en étais… non pas victime, mais j’y étais soumis.

Votre narrateur tombe donc fou amoureux d’une fille à laquelle il n’adressera jamais la parole. Et le jour où il se retrouve enfin face à elle, il la tue.

J’ai longtemps hésité entre deux fins. Soit il la quitte… Ca aurait été drôle, vu qu’elle ignore son existence ! Soit il la tue, ce qui lui permet d’essayer une nouvelle vie avec elle. La vie d’Anissa Corto, la fille en question, est à sa disposition, en quelque sorte : il y a tout un passage dans le roman sur les noms des gens morts, ces noms sont à tout le monde, et vous y injectez ce que vous voulez. Mon narrateur a l’impression que la mort d’Anissa lui donnera une seconde chance. Cela renvoie aussi à la première partie du livre, en 1972, avec cette fillette de quatre ans qui meurt sur la plage… Le narrateur a fait un transfert de cette gamine sur Anissa, et la mort permet de les faire coïncider à nouveau. Tout revient en place…

Quel est le sens exact de cette scène primitive, intitulée « 1972 » ?

C’est d’abord un exemple de mon obsession pour les chiffres et les années : je suis incapable d’oublier une date. Cela ne me sert rigoureusement à rien mais je ne peux pas faire autrement. J’ai chez moi 8 ou 10 000 livres dont je connais la date de sortie et la date de dépôt légal ; je saurais à vie, en lisant un article de magazine, qu’il porte le numéro de page 66 ; c’est un truc de malade. J’ai ainsi des années obsessionnelles, dont 72, 78 ; cela a à voir aussi avec « ma vision du temps », celle d’un éternel présent, le passé et le futur n’ayant pas d’existence. Du coup, mon personnage assimile sans problème la gamine morte à Anissa.
Quoi qu’il en soit, la mort d’Anissa n’arrangera rien pour le narrateur…

Non : on ne peut pas réutiliser un mort. C’est comme si vous aviez cinquante mille cassettes vidéo chez vous et que, choisissant au hasard, vous tombiez toujours sur les deux mêmes : la mort lui ôte sa part d’inédit et la fige dans les cinq ou six souvenirs qu’il a d’elle, avec le même sourire, la même intonation, durant la même journée…

Vous placez le narrateur, au fil des chapitres, dans des univers et des époques très différents.

Bon, personne ne le sait encore, je vous le dis : chaque chapitre de ce roman donnera le titre de mes prochains livres. La première partie, intitulée « 1972 », se transformera en 300 pages de petites filles sur la plage ; dans la série, il y en a qui vont être chiants, je vous préviens : pour Epistémologie d’un amour, il n’y aura pas beaucoup de lecteurs ! Je prépare actuellement le prochain livre qui se passera intégralement à Disneyland, là où travaille le narrateur d’Anissa Corto

Vous êtes obsédé à ce point par Donald ?

Hier c’était Casimir, maintenant c’est Donald ! C’est un personnage intéressant car il fait partie de ces gens qui sont condamnés à rester presque au top ; à Disneyland, le top, c’est Mickey, Donald l’a toujours au-dessus de lui. Les Poulidor me fascinent. Mon prochain livre défrichera tout l’univers Disney, les CDD en costume de Pluto, etc. Le pari et la difficulté, c’est de réussir un livre mélancolique et noir avec un mec qui fait Donald à Disneyland, ce mélange complètement contradictoire… Mon idéal, c’est Proust à Marne-la-Vallée, si vous voulez ! Je cherche à dépiauter à fond un univers clos, comme pouvait le faire Faulkner, pour en tirer des lois universelles.

Caché sous son costume de Donald, le narrateur peut donner libre cours à son voyeurisme.

Un de mes écrivains favoris est un spécialiste du voyeurisme : Gombrowicz. J’ai d’ailleurs pompé, dans Anissa Corto, dix lignes de l’une de ses nouvelles, où un type en choisit arbitrairement un autre dans la foule et proclame qu’il est son maître, se soumettant à lui alors que l’autre ne lui a rien demandé… J’ai repris le passage dans lequel il va à la boulangerie, et paye des croissants d’avance à son maître pour un an ! C’est une idée que je veux pousser encore plus avant. En réalité, Anissa Corto est une sorte de programme, un petit livre ciselé pour me mettre les idées en place. Je vais tout reprendre de zéro à partir de là ; ne vous étonnez pas d’en retrouver des passages intégraux dans mes prochains romans…

Quels sont les thèmes que vous comptez y explorer ?

D’une manière générale, et c’est quelque chose que je ne suis pas parvenu à développer de façon satisfaisante dans ce roman, ce qui explique que vous me parliez plutôt de Donald, ce sont les rapports entre art et science. J’ignore si c’est possible, mais je voudrais fondre les deux… Houellebecq a essayé et, de ce point de vue-là, je trouve que Les Particules élémentaires est un ratage ; Dantec a essayé aussi et ça ne donne qu’une sorte de magma illisible -même si leurs livres restent des grands livres ! Chez Houellebecq cela reste une juxtaposition qui peine à établir les rapports entre science et littérature, quant à Dantec, c’est tellement mal assimilé que cela ne donne rien. (Il nous explique son objectif personnel, que nous ne comprenons pas très bien, sans oser le lui avouer. Il emploie l’expression « science du flou », particulièrement adaptée à son propre exposé.) Abraham Moles s’intéresse beaucoup à ça, dans La Science de l’imprécis. Littérairement, je ne sais pas encore ce que ça pourrait donner, mais je cherche dans cette zone-là.

Il y a plein d’enfants morts dans vos romans.

Ce n’est pas parce que je n’aime pas les enfants… Cela dit je trouve que l’expression « aimer les enfants » n’a rigoureusement aucun sens. C’est comme aimer les mecs à lunettes (il me regarde) : parmi eux, il y a des mecs bien et des gros connards, et c’est pareil pour les enfants. Je ne comprends pas pourquoi l’enfance immuniserait contre la connerie. Il y a des gros connards chez les nouveau-nés aussi. Et chez les vieux. Dans Jubilations vers le ciel j’ai quelques lignes violentes sur un vieux, et on généralise en me disant que je n’aime pas les vieux. Ben oui, il y a des vieux que je n’aime pas.

Vous avez laissé tomber la misogynie ?

Vous pensez au précédent roman… C’était il y a trois ans. Les cimetières sont des champs de fleurs était un livre d’adolescent. Je vivais à l’époque une relation-cauchemar avec une femme qui avait déjà un gosse, et je me suis entièrement défoulé dans le livre, comme dans un pamphlet. J’ai mis trois ans pour écrire Anissa Corto et un mois pour Les cimetières…, vous voyez la différence. Je ne l’aime pas, ce livre, sans le regretter : j’ai rencontré un mec pour qui c’est le plus grand livre de tous les temps ; il y a des tarés partout (nous allions le lui dire, NDLR). J’ai passé deux heures à essayer de le convaincre que c’est de la merde, sans succès. Mais il fallait en passer par là, car un livre non publié ne vous encourage pas vraiment à continuer. Je le vois comme une tache de pisse sur le canapé : soit on frotte comme un malade et on pilonne le bouquin, soit on met quelque chose par-dessus. Je pense que mon lectorat va changer avec ce nouveau roman. Je me sens d’ailleurs plus moi-même dans un livre qui ne cherche pas à choquer à chaque page.

Propos recueillis par et

Anissa Corto(Grasset, 125 F, 294 p.), si ça vous tente…