Témoignage unique sur un siècle de destructions, les « Journaux de guerre » d’Ernst Jünger entrent aujourd’hui en « Pléiade ». L’occasion de dissiper les derniers malentendus à son sujet ? Entretien avec Julien Hervier, directeur de cette édition.

Chronic’art : L’entrée de Jünger en « Pléiade » va-t-elle enfin mettre fin aux controverses à son propos ?

Julien Hervier : Peut-être. La réception de Jünger a toujours été compliquée et paradoxale, aussi bien en France qu’en Allemagne. Pendant la Deuxième Guerre mondiale, à Paris, il était considéré comme le type même du « bon Allemand » par les écrivains collaborateurs : en effet, c’était un Allemand francophile, qui parlait parfaitement le français et qui avait une connaissance exceptionnelle de la littérature française. Il y a peu de Français qui, comme lui, ont lu intégralement les mémoires de Saint-Simon ! Ensuite, dans la deuxième moitié du siècle, bizarrement, il a été mieux accueilli en France qu’en Allemagne, où il n’a jamais cessé de sentir le soufre. C’était paradoxal. Malheureusement, aujourd’hui, une partie de la critique française emboîte le pas à la critique allemande hostile. On retrouve en effet en France depuis quelque temps tout un argumentaire anti-jüngerien, argumentaire qu’on n’entendait jusqu’alors qu’en Allemagne. Ce procès est mené en fait par la gauche marxiste : une fois ses rêves d’une société communiste effondrés, il me semble qu’elle a eu pour réaction de déployer une certaine agressivité envers les personnalités qui avaient toujours été hostiles au marxisme, et c’est le cas de Jünger… Enfin, c’est mon interprétation.

D’autant qu’il a marquée, parfois même de manière éclatante, son opposition à la politique nazie : l’officier Jünger saluait, militairement, l’étoile jaune, rapportez-vous dans cette édition…

Oui. Soyons clairs : il n’y a jamais eu aucune ambiguïté dans la position de Jünger vis-à-vis du nazisme. Ce qui trouble les gens, c’est qu’après la Première Guerre mondiale, Jünger, en tant que patriote, a été extrêmement malheureux de la défaite allemande. Il faisait partie de ceux qui n’ont pas accepté le traité de Versailles ; par conséquent, il s’est senti en sympathie avec tous les mouvements nationalistes qui attaquaient la République de Weimar et ce traité. Parmi eux, il y avait entre autres les nationaux-socialistes. Mais Jünger s’est vite rendu compte du caractère criminel du mouvement nazi, et il a aussitôt pris ses distances. Goebbels, qui essayait de l’attirer, l’a rencontré de nombreuses fois : à travers Goebbels, Jünger a pu juger de la faiblesse intellectuelle et de l’atroce déficience morale de ces gens. Ce qui l’a pénalisé après la guerre, c’est qu’il n’a pas pris la peine d’expliciter sa position, qui lui paraissait suffisamment claire pour qu’il n’en rajoute pas. Comme il ne s’était pas compromis, il avait l’impression, en toute bonne foi, de s’être conduit convenablement, et de ne pas avoir à se repentir de quoi que ce soit. Il s’est donc soustrait à la rédaction du questionnaire de dénazification, car il trouvait en-dessous de lui d’avoir à se justifier ou à condamner ses anciennes positions nationalistes. On l’a donc trouvé arrogant.

Y a-t-il une spécificité littéraire de l’écrivain-soldat ?

On ne peut pas vraiment dire qu’il y a une « écriture » de l’écrivain-soldat, de la même manière, si vous voulez, qu’on ne peut pas affirmer qu’il y a une « écriture féminine ». Ce qu’on peut dire en revanche, c’est que Jünger a été sensible à l’écriture d’anciens soldats. Sur ce sujet, il citait Cervantès et Grimmelshausen, un grand romancier allemand du XVIIe siècle qui a parlé des horreurs de la guerre dans son livre Simplicius Simplicissimus. Sinon, pour Jünger, au fond, l’expérience de la guerre était une expérience du réel qui fait de l’écrivain autre chose qu’un personnage de cabinet qui passe ses nuits à refaire le monde.

Jünger n’aimait pas les mondanités ?

Non. Ce qui ne l’a pas empêché, cela dit, d’être sensible aux hommages officiels qu’il a reçu à la fin de sa vie, de la part de Mitterrand ou de Kohl. Et puis durant la guerre, il a fréquenté le salon de Sophie Gould, où il était heureux de rencontrer des gens brillants comme Sacha Guitry ou Cocteau. Mais il n’a jamais fait partie des coteries littéraires de l’Allemagne de l’entre-deux-guerres et, après la Deuxième Guerre mondiale, il s’est tenu bien à l’écart des milieux littéraires, même s’il a voyagé partout dans le monde et a entretenu des relations épistolaires avec Gottfried Benn, Carl Schmitt ou Heidegger.

Peut-on considérer la Première Guerre mondiale comme son « initiation » et la Deuxième comme sa « mutation » ?

Oui, c’est tout à fait ça. Pour tous les écrivains qui l’ont faite à 20 ans, la Première Guerre mondiale a été une expérience folle et déterminante, qui a définitivement changé leur psychisme. Ceux qui étaient plus âgés en ont bien sûr constaté toute l’horreur, mais la guerre n’a pas eu chez eux le même effet de choc. La Deuxième Guerre mondiale, en revanche, Jünger l’a vécue très différemment de la Première : il n’a été engagé dans aucune opération militaire d’envergure, il a principalement suivi l’avancée allemande de 1940. Il a donc eu une vision très différente des deux guerres, même s’il a été blessé dans l’une comme dans l’autre (vous savez qu’après la Première il a été décoré de la plus haute décoration allemande, l’Ordre pour le mérite, en ayant subi quatorze blessures ; durant la Deuxième il a reçu une autre décoration, mais cette fois pour être allé chercher un blessé sous le feu ennemi). Et puis on peut ajouter autre chose, qu’il a affirmée plusieurs fois : il y a son « ancien » et son « nouveau » testament. Son lyrisme guerrier, très intense durant la Première Guerre, a disparu lors de la Deuxième. Lorsqu’il remet son uniforme en 1939, il se regarde dans une glace avec beaucoup d’ironie.

Est-ce le nazisme qui a brisé ses élans guerriers en travestissant l’idéal, ou seulement une question de maturité, de dégrisement ?

Je crois que c’est le nazisme qui a été pour lui l’élément de refus de cette guerre. Il a bien compris qu’Hitler engageait l’Allemagne dans une aventure sans issue. A cela se combine évidemment le fait qu’on a une autre attitude devant la guerre à 40 ans qu’à 20.

Comment le rapport action / contemplation s’articule-t-il chez Jünger ?

Jünger avait une double personnalité : il y avait presque une schizophrénie chez lui. D’un côté, c’était un contemplatif ; de l’autre, il pouvait être d’un activisme héroïque et forcené dans les périodes de crise. Dans certains récits de jeunesse ou d’enfance, il se décrit lui-même comme un petit garçon timide, angoissé. Il a d’ailleurs été dans beaucoup d’écoles différentes, ne supportant pas les contraintes du système scolaire et étant très mauvais élève. Enfant, il a été écrasé par la machine à formater qu’était l’école allemande sous Guillaume II. Mais en même temps, il était capable de violences subites, et il lui arrivait souvent de se bagarrer avec ses camarades. Il y a donc toujours eu chez lui ces deux aspects.
Ivresse de la bataille, ivresse des drogues : Jünger a-t-il cherché une méthode cognitive dans la transe ?

L’expérience des limites a été quelque chose de très important chez lui, en particulier durant la Première Guerre où il a montré ce qu’il pouvait y avoir de fascinant dans le fait d’être en position de tuer et d’être tué, cette situation particulière où le chasseur et le gibier échangent leurs rôles en permanence. On peut mettre cela en parallèle avec cette préoccupation majeure chez lui qui a été de chercher l’émerveillement derrière la banalité du quotidien. La drogue, l’état second, la situation de danger extrême où il faut se battre pour survivre, oui, tout cela s’est trouvé lié chez lui, après la découverte du champ de bataille.

Est-ce que le fait qu’il était entomologiste a eu une influence sur son activité de diariste ?

Son intérêt pour l’entomologie date de sa prime jeunesse : son père lui avait offert un petit attirail pour la pratiquer, et déjà dans les tranchées il avait rédigé un petit traité sur les coléoptères qu’on pouvait y trouver. L’attitude de l’entomologiste est bien entendu beaucoup plus scientifique que celle du diariste. En tant que diariste, Jünger n’est pas très soucieux de la chronologie : il se permet de changer les dates des épisodes, les recomposer, les modifier. La date à laquelle il rédige l’action peut interférer avec la date de cette action en tant que telle. En revanche, le journal de ses captures d’insectes était parfaitement précis.

Un autre paradoxe chez Jünger, c’est le contraste qui existe entre sa démarche, quasi-scientifique, et ses sujets, souvent occultes ou métaphysiques.

Oui : Jünger explore le monde du rêve avec les instruments rationnels que la technique lui a apportés. C’est un esprit qui a le sens du mystère du monde et qui refuse de le réduire à un ensemble de phénomènes. Mais pour autant ce n’est pas un esprit confus, il n’est plus du tout dans le flou romantique. Lorsqu’il étudie l’étrange ou le transcendant, c’est avec la même objectivité qu’on aurait pour étudier des cochons d’Inde. A ce sujet, une autre chose frappante chez lui, c’est que malgré son intérêt pour le transcendant, il n’a jamais accepté autrement que sous forme de paraboles les révélations des religions. En revanche, le rêve l’intéresse beaucoup, parce qu’il lui donne accès à autre chose qu’à la vie rationnelle commune, parce qu’il manifeste une autre manière d’être au monde.

Sa conversion au catholicisme (à 101 ans…) et sa défense du christianisme ne témoignent donc pas d’une foi authentique, selon vous ?

Chacun a sa position sur cette question. La mienne, c’est que je n’ai jamais eu l’impression que son rapport à la religion a été le rapport qu’on entretiendrait avec une parole réellement divine. Il s’agit pour lui d’une manifestation du rapport que les hommes ont toujours entretenu avec le Sacré, pas plus. Sa conversion ne me paraît pas pouvoir être interprétée comme une conversion pure et simple aux dogmes catholiques.

Son intérêt pour le christianisme n’était-il pas en fin de compte sa réponse aux crises de la modernité ?

Je dirais que pour lui, le christianisme est une « approche ». Le matérialisme positiviste de son père lui paraissait une position dépassée ; on a affaire à une espèce de transcendance qu’il est extrêmement difficile de formuler, et pour lui les religions tournent autour de ce problème. Mais manifestement, le christianisme lui est apparu comme un élément de résistance morale au crime généralisé du nihilisme nazi, comme par exemple lorsque les églises allemandes se sont élevées contre l’élimination des idiots et des infirmes. Quand la morale positiviste de ses parents n’a plus eu assez de charge affective pour être efficace, la religion, avec ses grands mythes et ses exigences morales, est demeurée capable de limiter la casse.

Quel rapport Jünger entretient-il avec la destruction ?

Son rapport à la destruction est extrêmement moderne, en ce sens que la destruction est, justement, omniprésente dans le monde moderne, jusqu’à la destruction de ce monde par l’homme qui l’inquiétait au plus haut point. Mais finalement Jünger perpétue une très ancienne tradition : comme les stoïciens, il croit au renouvellement du monde par des embrasements périodiques, il reprend l’idée héraclitéenne de la destruction créatrice. Cette unité destruction-recréation s’oppose à une vision statique du monde. Cependant, la destruction gratuite, pour le simple plaisir de détruire, est quelque chose qui l’a toujours révulsé. Il a par exemple été profondément dégoûté par la tactique de la « terre brûlée ».

Jünger a beaucoup inspiré Heidegger sur le thème de la technique. On a l’impression que sa fascination pour la technique a elle aussi fini par se renverser en méfiance…

Oui. Au début de sa vie, Jünger est dominé par une vision assez nietzschéenne du monde, il est dans ce que Nietzsche appelle l’amor fati, l’amour du destin, selon lequel il est vain de se révolter contre la réalité. Pour lui, la technique, dont il avait fait l’expérience à travers la guerre de matériel en 1914, est alors incontournable, elle fait partie de l’avenir de l’humanité. Et puis ensuite, en partie grâce aux réflexions de son frère Georg-Friedrich, qui a écrit un livre sur les illusions de la technique, il s’est rendu compte des effets pervers de la technique : il a alors rompu avec l’optimisme du Progrès hérité du XIXe siècle.

A côté de ces thèmes modernes, il en prônait d’autres ancestraux, comme les vertus chevaleresques…

En effet. Durant la Première Guerre mondiale, Jünger a découvert la brutalité des instincts meurtriers. Or, l’idéal chevaleresque était justement un idéal d’encadrement de la violence. Ensuite, durant la Deuxième Guerre, son grand problème moral a été de constater que l’armée allemande ne respectait pas le droit de la guerre sur le front de l’Est : là-bas, toutes les valeurs d’honneur militaire étaient balayées. C’est un conflit qu’il a intériorisé, mais qu’on sent affleurer à plusieurs reprises dans ses journaux.

Jünger est sans doute l’un des plus grands diaristes de son siècle. Qu’a-t-il apporté au genre ?

C’est un genre extrêmement souple, que l’on peut pratiquer dans des situations difficiles, là où la concentration pour planifier un roman serait difficile à trouver. C’est un genre adapté aux périodes de crise, si vous voulez. On remarque que Jünger y a éliminé tout un ensemble d’éléments fastidieux qu’on trouve chez beaucoup d’autres diaristes, comme les problèmes de digestions ou d’insomnie. Lui ramène tout à l’essentiel, c’est-à-dire à l’aspect très concret des expériences vitales. Ce qui incluait parfois la gourmandise ou le vin, certes ; il accordait une grande attention au sensuel, comme à la méditation métaphysique. Celle-ci, chez lui, reste toujours liée à une expérience, à un lieu, à un moment précis. Il ne s’évade jamais vraiment dans l’abstraction, il enracine toujours la pensée dans une situation concrète.

Vous qui l’avez rencontré, pouvez-vous évoquer un peu le personnage ?

Ce que je pourrais dire, c’est qu’alors qu’on l’a toujours accusé de froideur (lorsqu’on est un écrivain célèbre, on est très sollicité, on est obligé de défendre son temps), j’ai été frappé de me retrouver devant quelqu’un de très humain, très direct. C’est moi, un Français, qui l’ai interviewé pour la télé et la radio lors de toutes les manifestations autour de ses 90 ans : une bonne farce qu’il a voulu jouer aux journalistes allemands contre qui il avait une dent ! Il a été extrêmement gentil avec les équipes de télévision qu’il traitait au Sekt, le champagne allemand. En vérité, lorsqu’il était en confiance, Jünger était quelqu’un de très chaleureux.

Propos recueillis par

Journaux de guerre (2 volumes), d’Ernst Jünger
(Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade »)

Le Boqueteau 125, La Guerre comme expérience intérieure, Visite à Godenholm
(Bourgois – collection « Titres »)