Troisième roman d’Eric Bénier-Bürckel, « Pogrom » est une gigantesque baffe assénée au marigot parisien et un manifeste ravageur pour une littérature qui secoue. Excessif, jubilatoire, féroce et complètement misanthrope. Entretien avec l’auteur.

– version intégrale de notre entretien publié dans Chronic’art #18, en kiosque –

La polémique provoquée par la tribune de Bernard Comment et Olivier Rolin publiée dans Le Monde du 12 février a offert une publicité paradoxale au troisième roman d’Eric Bénier-Bürckel, Pogrom, paru dans une relative indifférence le 3 janvier : les deux écrivains l’accusent de n’être qu’un « vomissement sans fin, où ne nous est épargné aucun cliché de l’esprit fasciste ». Ah bon ? Le Nouvel Obs du 17 février renchérit sous la plume de Laurent Joffrin, qui qualifie Pogrom de « livre antisémite ». Rien que ça. Au coeur du débat : une longue tirade antisémite prononcée par un personnage arabe que fréquente le narrateur, et dont Rolin et Comment estiment qu’elle reflète les opinions du romancier lui-même. Un raisonnement peu convaincant, dont l’argument le plus solide reste une dédicace ambiguë (le roman est dédié « aux Noirs et aux Arabes »). Si les pages mises en accusation ne sont effectivement pas du meilleur goût (nous le signalons dans l’article que nous consacrons au livre dans Chronic’art #18, actuellement en kiosque), elles doivent être replacées dans le plan d’ensemble d’un projet littéraire pas toujours abouti mais sacrément secouant : celui d’une littérature de l’excès qui « prend les tabous à bras-le-corps » et rôde autour de la figure du Mal sous les auspices de Sade, Nietzsche ou Céline, tout en moquant finalement sa propre démesure juvénile. A l’heure où la controverse semble retomber, voici donc la version intégrale de notre entretien avec l’auteur, paru en version courte dans Chronic’art #18. Des propos recueillis par mail fin décembre 2004, bien avant la polémique, mais où nous interrogions déjà l’auteur sur le jeu avec la ligne jaune auquel il se livre dans certains passages de son roman. Explications, donc.

Chronic’art : Pogrom semble agréger deux parties plus ou moins distinctes : la première romanesque, la seconde proche du pamphlet. Cette composition surprenante était-elle délibérée dès l’origine ou le texte l’a-t-il en quelque sorte imposé de lui-même au fur et à mesure de l’écriture ?

Eric Bénier-Bürckel : La première partie, comme vous dites, est un préambule à la seconde, mon personnage, à travers les aléas du couple et de la famille, fait le plein de haine, accumule les humiliations et les frustrations, il s’alourdit d’aigreur, et puis ça éclate et c’est la révélation de l’art, et là tout va vite, comme dans une guerre-éclair, il frappe, il détruit, il vomit sa bile, mais l’important c’est que ça se produise dans une espèce de grâce, la langue chante, danse ; la barbarie, aussi laide soit-elle, se libère en tutu et pointes, va jusqu’au bout d’elle-même, dans un ballet tonitruant, mon personnage est comme en transe de Dieu, on sort du rationnel, on entre dans le délire, et c’est ça pour moi l’essentiel en littérature, non que ça reste prisonnier du réel, mais que ça caracole dans une folie dionysiaque, que ça vibre de tous les nerfs, que ça s’emporte dans le tumulte du monde, que ça valse et tangue comme dans une tempête. Je n’ai pas voulu faire de pamphlet, mais comment empêcher l’écriture d’être une mise en accusation de l’anorexie émotionnelle et intellectuelle qui frappe l’époque, surtout si la question principale dans Pogrom est : qu’est-ce qu’écrire aujourd’hui ? Quel rôle l’écrivain a-t-il à jouer dans un monde devenu lisse et rose bonbon, et dont le mot d’ordre est : préférez la mesure à la démesure, ne débordez pas, aimez-vous les uns les autres, faites la paix, divertissez-vous et jouissez tranquille ? Moi, je préfère la guerre vivifiante à une paix de larves ! Être Djihad dans le verbe, tel est mon credo !
Votre personnage se défend explicitement de toute référence à l’égard d’autres auteurs : son érudition, écrivez-vous, se concentre dans « le cortège furibond de ses instincts », il « s’en fout de savoir quel auteur a sa place dans le cénacle des élus. Il ne jure ni par les uns ni par les autres ». Difficile, pourtant, de ne pas songer à des écrivains comme Céline, Bloy ou Calaferte, dans le style et sur le fond. Lesquels vous ont influencé et jusqu’à quel point ?

Je crois que l’écriture relève d’abord de la trame nerveuse de celui qui écrit, de son corps ; tout corps s’affirme de ses tensions viscérales, ses courants, explosions, forces et faiblesses, collisions avec le monde, bonnes et mauvaises rencontres. C’est tout naturellement que me vient cette écriture, je n’ai pas d’autre modèle que ma propre tension nerveuse, la « civilisation de mes catastrophes », celle d’avant les mots, pour le dire pompeusement. Quelque chose en moi se fascine pour les désastres, destructions massives et charniers, épidémies et cataclysmes, terrorismes et révolutions, l’homme en détonation. Je cherchais l’architecture la plus adéquate à cette fascination et à ce que mon corps veut signifier par là, quelle forme donner à mes angoisses, mes colères, à toutes les forces de mon âme en fièvre, forces brisées, foudroyantes, tempétueuses, ressassantes. J’aime la colère, car elle révèle l’abîme de beauté sur lequel danse toute révolte, elle libère l’homme de ses camisoles institutionnelles. Les auteurs dont je me sens viscéralement proche m’attirent d’abord pour cette raison, ce sont de grands nerveux, ils ont la langue taillée dans l’échine ! Mais aussi parce qu’ils sont travaillés par la beauté, la grâce, ce qui indique chez eux une grande délicatesse. Céline, oui, Bloy, pourquoi pas, je ne le connais pas très bien, mais aussi Artaud et Michaud, et puis surtout, c’est évident, Nietzsche. Mais aussi un contemporain immense, boudé par la critique, Marcel Moreau, un maestro. Pour le reste, le sens du rythme, du mouvement, de la grâce, je l’ai appris d’Ophélie L., une danseuse extraordinaire. Ma découverte du ballet classique et contemporain a été une révélation, ça a bouleversé ma vie autant que mon écriture. La femme qui danse est bouleversante de rigueur, de discipline, elle violente son corps, le tord, le malmène, pour le rendre beau, aérien, orageux, c’est un modèle d’écriture. J’aime les constructions qui sentent le vertige comprimé, ou, comme dirait Artaud, la bombe cuite. Une phrase doit sonner comme une déflagration. Mon style vient de là, de ce besoin de sauter sur la syntaxe et la grammaire, comme on saute sur une mine antipersonnel. Ecrire doit être un arrachement et un soulèvement. Mais je crois que je ne suis pas encore allé assez loin dans ce sens. C’est une des gageures de mon prochain roman.

Certaines attaques sont dirigées vers des personnalités clairement identifiables, même si jamais nommément citées. La version publiée est-elle conforme à votre première intention, ou avez-vous dû effacer des noms ?

Je ne vois pas de qui vous voulez parler ! N’importe quel auteur pourrait se retrouver dans les portraits que je brosse dans Pogrom, moi y compris. Je n’aime pas les mondanités, pas plus que les arrivistes sans talent, il y en a beaucoup dans ce milieu, et je ne suis pas sûr qu’ils s’en rendent compte ! L’essentiel c’est le travail qu’on fait chez soi, le soin qu’on apporte à son écriture, et non d’être de toutes les soirées, on s’y ennuie beaucoup à vrai dire, mais c’est un excellent laboratoire pour étudier les vanités humaines, ce sont de drôles d’oiseaux les écrivains parisiens. Des auteurs dont je n’aime pas les romans, le style, parce que je les trouve fades, sans intérêt, sans portée, il y en a quelques uns, et je vous laisse le soin de les critiquer à ma place, je le fais largement dans Pogrom, mais à quoi bon chercher à les identifier, ce sont des types, des caractères, des synthèses inspirés de personnalités réelles, mais transposés par l’écriture.
Mon éditeur n’a rien exigé de moi, si j’ai choisi de ne nommer personne, c’est par souci de ne pas tomber dans le name dropping, travers people qui ne satisfait que les mesquins et autres obsédés du ragot ! A quoi sert-il de lancer une polémique sans intérêt, sans grandeur, autour de la merde que chient certains auteurs ? Leur succès est navrant, mais plus navrant encore est de voir des types s’exciter pour si peu de choses. Il y a des motifs d’énervement bien plus élevés ! Il faut se choisir un adversaire de taille : taper sur une lopette de la littérature, c’est un peu comme taper sur une femme, ça fait morveux !

Vous placez dans la bouche d’un personnage arabe une longue tirade sur les juifs, truffée de clichés antisémites. Le roman lui-même est dédié « aux Noirs et aux Arabes ». Le jeu avec la ligne jaune, la provocation et le sarcasme semblent faire partie intégrante de votre projet littéraire. Vous imposez-vous des limites, ou prenez-vous le parti du franchissement délibéré de toute limite, quitte à verser dans la facilité, le mauvais goût, l’aberration ?

Mais qui décide du mauvais goût ? Je l’emmerde le bon goût, moi ! Je ne veux pas me laisser dicter mes goûts ! Et tant pis si ça indigne ceux qui ont la langue salée de scrupules et autres niaiseries petites bourgeoises. La bien-pensance cache souvent l’absence de pensée au sens explosif du terme. Je n’écris pas pour plaire, ni pour choquer, je ne cherche pas la provocation, mais je dégonde, je dévergonde, pour faire apparaître la bêtise. La bêtise a son mot à dire. Ne la culpabilisons pas systématiquement. Si ça déraille, parfois, je l’assume. On a beaucoup à apprendre de nos dérapages. Ils sont essentiels pour comprendre l’instinct destructeur de l’homme. Je n’ai pas honte de mes propres fascismes. Ils sont là, en moi, ils expriment quelque chose de ma nature, je ne les considère pas comme contre-nature, ils font partie intégrante de ma psyché. A quoi bon censurer nos laideurs si elles dessinent la trame secrète de nos beautés ? Les clichés antisémites que j’utilise tombent d’eux-mêmes, si je puis dire, dès lors qu’ils sont prononcés par un Arabe qui s’apprête lui-même à commettre un acte barbare sur une jeune femme, et ce au nom de sa communauté. Face à l’animosité d’une communauté répond une autre animosité, celle de ce personnage qui réclame justice au nom de son peuple. Mais c’est d’abord un être humain, et son antisémitisme traduit des pulsions destructrices plus profondes, dont aucun individu n’est dépourvu. Ainsi la barbarie est-elle renvoyée à elle-même, comme un phénomène échappant à l’analyse psychologique ou sociologique : elle exprime une volonté de puissance située en deçà de toute rationalité, aux frontières de la mort. C’est dans la vie même que se nouent et se dénouent les haines. Être antisémite ou antiraciste ne résout pas le problème des inimitiés entre humains, voilà pourquoi je suis anti rien du tout. Les anti je les renvoie dos à dos pour montrer la bêtise ou la violence qui les anime. L’inqualifiable écrit lui-même un roman et se rend compte qu’il a à batailler avec ses propres préjugés. C’est par-delà la morale et les clichés humanistes qu’il faut appréhender l’animosité humaine et son nihilisme, ce besoin de rabaisser, d’humilier, d’exploiter, de détruire. S’en indigner ne fait pas avancer les choses. Or, je pense qu’aucun individu, qu’aucun peuple n’a le monopole de la violence, les Juifs pas plus que les Noirs ou les Arabes, mais la politique israélienne me paraît suffisamment scandaleuse pour qu’on en parle encore et encore, sans être taxé pour autant d’antisémitisme. Et puis je suis agacé par cette psychose française autour de l’antisémitisme. Les Noirs et les Arabes de France eux aussi, eux surtout, sont victimes d’un racisme puant. On a beaucoup plus d’indulgence pour les riches que pour les pauvres, c’est évident. Et ça commence surtout avec toutes ces conneries écrites sur l’Islam, religion admirable dévoyée par l’idéologie marchande occidentale du désir qui prône la jouissance immédiate. Le fascisme ne doit pas être dénoncé en tant que tel, ça ne l’élimine pas, je crois qu’il est d’abord l’expression d’une forme de vie présente en chacun de nous. Le crime contre l’humanité est aussi et surtout un crime de l’humanité, et c’est cette humanité-là, monstrueuse ou pas, bien réelle en tout cas, qui est convoquée dans Pogrom.
Il n’y a aucune limite à proprement parler, écrire c’est se mettre hors la loi, c’est accueillir l’infini dans l’écriture, l’infini de l’horreur comme l’infini de la beauté. J’ai voulu donner un chant à la barbarie, non pour la rendre humaine et l’excuser, mais pour raffiner la volonté de puissance qui hurle en elle, lui donner une voix, dans un monde aseptisé où l’on passe son temps à l’empêcher de s’exprimer, soit en la ridiculisant, soit en la condamnant d’office, sans jamais chercher à entendre ce qu’elle a à nous apprendre sur nous-même.

Vos pages sur les femmes et la littérature vont faire bondir les féministes. La littérature a-t-elle un sexe ?

C’est beau une femme qui bondit, elle révèle la fureur qui sommeille sous sa douceur supposée. J’admire la férocité d’une Jelinek ou d’une Kristof… Par bien des aspects, l’œuvre de ces femmes dépasse la niaiserie sentimentale de romans écrits par des hommes. Jelinek n’a rien à envier à Bobin, à Delerm et à toute la clique des blablateurs soucieux de caresser dans le sens du poil nos petites ardeurs de caniche. Le talent n’a évidemment pas de sexe. Ce n’est pas la femme que je critique en tant que telle, je ne suis pas misogyne. Mais la propension de certains écrivains, hommes ou femmes, à se cantonner dans le fleur bleue ou l’aigre-doux, sans jamais songer à rien d’autre qu’à flatter le narcissisme du lecteur complaisant, m’énerve profondément. A quoi bon écrire si on ne se brutalise pas un peu ? Le féminin, c’est la séduction ; le viril, l’acte politique. Il faut sortir de la séduction, du giron maternel, s’ouvrir au monde, à la misère, quitte à se les prendre en plein visage. C’est douloureux, mais indispensable à toute réflexion digne de ce nom. Ce n’est pas seulement une question d’émotion, car tout passe par l’émotion en art, par la sensibilité. Mais je pense qu’il faut mettre la sensibilité consensuelle à l’épreuve, lui faire violence, et qu’à travers cette violence advienne l’urgence de penser. Il n’y a pas d’art sans commotion. Ce qui m’intéresse dans l’émotion, c’est la commotion qui siffle en elle comme une balle de revolver. L’écrivain doit se soucier des chocs avant les émotions. Les femmes n’aiment pas toujours être secouées, mais j’en connais beaucoup qui rigolent quand on leur lit une ligne d’un Julio Iglesias de la littérature. Et puis il me semble que l’héroïne du roman, l’hôtesse, est un exemple de virilité ! Elle est loin d’être fleur bleue, l’hôtesse ! C’est une vraie tornade. Et l’inqualifiable aime ça ! Pensez aux désastres dont pléthore de Lady Macbeth sont à l’origine !

« L’homme n’est jamais que ce qu’il bouffe, boit et respire : un vent pailleux ». La conception de la littérature que vous défendez dans Pogrom a-t-elle pour implication nécessaire un pessimisme absolu quant au genre humain, un anti-humanisme radical, par-delà la misanthropie ?

S’agit-il d’être pessimiste ? Non, je dis les choses telles que je les ressens, avec le souci de restituer l’horizon de toute vie, la mort. Mon roman est expressionniste. Le Cri de Munch, ça vous dit quelque chose ? Voilà ce qu’est Pogrom, un cri venu des profondeurs, un hurlement qui, sans honte aucune, cherche à défigurer l’image occidentale de l’homme, à déchirer les beaux firmaments qui le protègent du chaos… L’homme est d’abord une construction mentale. Le genre humain n’existe pas. Je ne me réclame pas de l’humanisme. Je ne cherche pas à soigner l’homme ou à apporter des solutions à sa misère. A dire vrai, la disparition proche ou future de l’homme et de la civilisation m’importe peu. Ce que j’aime chez l’homme, c’est la vie qui bat en lui ; or, si cette vie se limite à de petites éjaculations stériles, inoffensives, elle me donne envie de lui cracher à la figure. J’aime l’homme qui se veut non pas humain, mais soleil, éclair, vertige, accoucheur d’étoiles. Et c’est tout ce qui m’intéresse chez lui, sa puissance d’agir, sa créativité, ses hautes tensions, ses débordements, tout ce qui l’amène à faire sauter ses propres limites, ce qu’il a peut-être de moins humain, justement. Le reste de l’humanité, c’est du bétail. Je n’ai aucun amour pour le bétail. Le bétail n’a d’ailleurs aucun amour pour les brebis galeuses. Et c’est le bétail qui a toujours raison ici-bas. Il est interdit de penser en occident. Les ascensions hors troupeau sont lourdement condamnées. Rappelez-vous l’Allégorie de la caverne… Souveraines sont les giclées exclusivement grégaires. Voilà pourquoi écrire, dans ce contexte, relève du jeu de massacre ! Il ne faut pas hésiter à s’en prendre au bétail et à ses éleveurs !

Propos recueillis par

Pogrom, d’Eric Bénier-Bürckel (Flammarion)
Voir également Chronic’art #18, en kiosque