Deux inédits de Cioran font la lumière sur une période charnière de sa vie : son exil en France et sa décision d’écrire dans la langue de La Bruyère. Retour sur la genèse d’une des plus belles œuvres françaises du XXe siècle.

Emil Cioran naît en 1911 dans un petit village de Transylvanie. Adolescent passionné par la philosophie, il y consacre la majeure partie du temps qu’il ne passe pas à s’ennuyer. L’année de ses 20 ans, il perd le sommeil et sombre dans une temporalité morne, stérile, celle de l’insomnie, où rien ne se crée et où tout se répète indéfiniment. Gagné par le désespoir, il se raccroche à l’écriture, essayant de donner un style – à défaut d’un sens – à ses souffrances. Il écrit pour retarder son suicide. Ses premiers livres en roumain, s’ils sont marqués par un certain nihilisme, n’en sont pas moins des livres de « jeunesse », où s’épanouissent un certain enthousiasme, une certaine ferveur, à l’évocation de sujets politiques ou religieux. Au point que dans les années 1930, ce misanthrope radical, à l’apogée de ses pulsions destructrices et haineuses, se rallie au fascisme roumain. Partisan d’une extinction de la race humaine, il semble alors se contenter de sa mise au pas, et de l’évincement de certains indésirables (Juifs, communistes, etc.). Son souhait le plus cher : sortir la Roumanie de sa léthargie, de son acceptation fataliste de son rôle de banlieue de l’Europe, et la faire entrer dans l’Histoire, cette ruse du temps, que Cioran dénoncera plus tard comme une illusion d’optique (elle nous pousse à croire que quelque chose advient, que les actes font relief sur la durée, et que le devenir a une valeur). Comment rendre compte de cette fascination pour l’action historique chez celui qui sera plus tard considéré comme un apologue du non-acte ?

Les années brunes

De fait, Cioran considérera cette période de sa vie, et les œuvres qui en ont découlé, comme un péché de jeunesse. D’autres, zélateurs du Bien, révisionnistes vertueux, ne manqueront pas de la lui rappeler. Qu’importent ses reniements, il conviendra de dénoncer la « face cachée » de l’écrivain, son « côté obscur » et inavouable, qui rend suspect le reste de l’oeuvre – Cioran a été victime avec d’autres (Céline, Drieu, Heidegger) de cette « grande battue » dont parlait Philippe Muray, inquisition historique a posteriori qui consiste à « subordonner une fois pour toutes l’art à la morale ». Que trouve-t-on pourtant dans Transfiguration de la Roumanie, livre réputé « sulfureux » qui paraît enfin en français ? Du délire fascisant et des préjugés antisémites, c’est certain ; mais aussi une pensée complexe, incertaine, écartelée entre des exigences contraires, toujours déjà prête à sombrer dans le nihilisme et l’abandon. Il y a du brun mais aussi du rouge et du noir, de longues considérations sur la révolution et l’anarchisme, et cette ombre évidente du Déclin de l’Occident de Spengler dont Cioran tire le sentiment, qui ne le quittera jamais, de vivre une époque de décadence. Il a vingt-cinq ans, un enthousiasme quasi-intact et des envies d’empire, de gigantisme retrouvé. Il se rallie au fascisme, par conviction ou par défaut, histoire de se donner un but. Son verbe est fiévreux, sa prose enflammée ; il rêve de bouleversements historiques et exalte la force vitale. Mais tout au long du texte transparaissent cette tristesse et cette mélancolie qui feront plus tard de Cioran l’écrivain du retrait et de la non-adhésion aux choses, et dont il était dit qu’elles devaient finir par prendre le dessus sur tous les autres instincts.

La touche française

De fait, en 1949, son Précis de décomposition (première œuvre en français) s’ouvre sur ces mots : « En elle-même toute idée est neutre ou devrait l’être ; mais l’homme l’anime, y projette ses flammes et ses démences… Ainsi naissent les idéologies, les doctrines et les farces sanglantes ». L’idée ne doit plus, alors, être investie par la passion, mais neutralisée ; toute conviction est grosse de la violence qu’elle requiert pour s’imposer. Derrière chaque prophète, chaque militant, il y a un tyran qui ne demande qu’à faire couler le sang. Cioran prône alors le retrait dans la contemplation, la flânerie philosophique, loin de tout engagement et de tout idéal. Ce changement de perspective, il en donne des éléments d’explication dans De la France, un inédit de 1941. Le philosophe y parle de l’« esprit français » et du rapport à la langue qu’il implique, constitutif d’un rapport au monde unique, à même selon lui de guérir du fanatisme. Le français lui semble chérir les tournures et les vocables exacts, les descriptions précises, aux dépens du lyrisme et des emportements. Il « vous enseigne la forme ; vous donne la formule, mais pas le souffle. » La langue des moralistes classiques (en particulier La Bruyère et Chamfort) s’impose « comme une école de la limite, du bon sens et du bon goût, comme un guide nous évitant de tomber dans le ridicule des grands sentiments et des grandes attitudes ». C’est proprement un antidote aux excès du cœur que découvre Cioran : dans cette langue, il semble impossible d’être un tragédien ou un poète. On ne peut être qu’un observateur froid et détaché, amoureux des mots et indifférent aux choses. En s’installant en France dans les années 1940, Cioran s’est avant tout installé dans une langue, qui devait le prévenir de la folie. C’est un exilé sémantique, infiniment éloigné de lui-même, qui entreprend de composer l’une des plus grandes œuvres françaises du XXe siècle.

Précis de composition

Du Précis à l’Inconvénient d’être né en passant par La tentation d’exister ou sa Correspondance, c’est en effet une langue d’une richesse et d’une méticulosité inédites qui est offerte au lecteur français. Après les excès de Proust et Céline, Cioran revient à un style sec, serré et précis. Ses mots semblent parfaitement transparents, de sorte que c’est le monde lui-même qui est stylisé par la langue, élevé au rang de chose esthétique. Evaluer les choses, c’est avant tout faire valoir un goût, une sensibilité qui n’a plus rien d’instinctive mais qui repose entièrement sur le maniement jouissif de la langue. Pour Cioran, cela signifie la fin de toute idéologie, l’impossibilité même d’adhérer aux choses, en vertu de ce culte de la formule qui rend le réel secondaire et le langage premier. « L’univers réduit aux articulations de la phrase, la prose comme unique réalité, le vocable retiré en lui-même, émancipé de l’objet et du monde » : voici comment il conçoit sa langue d’adoption dans La tentation (1956). Finies la démence, l’utopie, les poussées d’irrationnel ; place au goût, à la mesure, et à la raison. « A-t-on ailleurs porté pareille sollicitude au Verbe, à sa vie quotidienne, aux détails de son existence ? La France l’a aimé jusqu’au vice, et aux dépens des choses ». Ce diagnostic, comment pourrions-nous le confirmer ? Cette propriété de clarté et de concision du français est-elle une réalité ou un fantasme d’exilé ? Ses effets, de toute évidence, sont bien réels chez Cioran ; sa philosophie ne sera plus que scepticisme, ironie et distance. Il a trouvé sa paix, son remède contre la vie, le support de son désoeuvrement. Nous avons trouvé, avec le Guy Debord d’In girum…, la plus belle réactivation de l’élégance classique de notre langue.

Transfiguration de la Roumanie & De la France, d’Emil Cioran
(L’Herne)