Les Melrose : une famille traumatisée par le sadisme du père, décrite avec un flegme délicieusement british par Edward St Aubyn, adepte des bons mots acides, chroniqueur venimeux de l’ère Thatcher. « Un Peu d’espoir », titre d’ensemble la trilogie autobiographique (« Peu importe », « Mauvaise nouvelle », « Après tout ») qui marqua leur naissance dans les années 1990, ressort en poche et en un tome chez Points, en même temps que « Le Goût de la mère », prix Femina étranger 2007. L’occasion de rencontrer l’un des meilleurs auteurs britanniques contemporain, accessible et plein d’humour sous son nom d’aristocrate en costume de tweed.

Chronic’art : Vous avez écrit la trilogie Un Peu d’espoir il y a environ quinze ans. Comment ce choix d’une structure en trois livres vous est-il venu ?

Edward StAubyn : La trilogie correspond à cinq ans d’écriture. Je savais à l’avance que ce serait une trilogie ; j’étais très attiré par ce rythme de trois parties, une structure très forte. La première fois que j’ai été édité en France, mon éditeur a dit à un journaliste que c’était la thèse, l’antithèse et la synthèse. C’était une remarque très intellectuelle… C’est vrai qu’il y a la crise, les conséquences et la résolution : c’est la structure qui m’est venue avant tout. C’était très nu. J’avais juste la structure en tête, que j’ai habillée par la suite.

Vous l’avez relue récemment ?

Je l’ai relue quand Picador l’a sortie en un seul volume, en même temps que Le Goût de la mère (ce qui se passe en France aujourd’hui s’est passé en Angleterre en 2006). J’avais lu les volumes individuels lors de leur première édition, dix ans auparavant. Je ne voulais pas les relire, parce que je pensais que ce serait trop troublant… Mais il a bien fallu que je compulse les épreuves. J’ai été heureusement surpris, étonné par la cohérence de l’ensemble. Je me suis aperçu que ça formait véritablement une unité, alors que j’avais gardé le souvenir brisé de les avoir écrits. Le livre m’a semblé étonnamment serein ; pas au niveau du sujet, mais au niveau de la technique. Ca a été un soulagement énorme.

Le Goût de la mère, paru en 2006, et qui met en scène la même famille Melrose, une génération plus tard, est bien plus léger qu’Un Peu d’espoir.

C’est étrange parce que je n’ai pas écrit, au début, Le Goût de la mère avec la famille Melrose. Je croyais en avoir fini avec elle. Mais je me suis rendu compte, au fur et à mesure, en écrivant, que je créais un simulacre des Melrose… C’était la même famille, la même maison… Il était donc plus honnête de les nommer ! Vous vous souvenez de la gouvernante au début du livre : j’ai commencé le roman par son monologue. Comme vous pouvez l’imaginer, c’était entièrement comique. J’étais obsédé par cette voix ; j’ai écrit 60 pages de son point de vue et y ai pris un réel plaisir, mais je me suis vite rendu à l’évidence : c’était trop limité, je n’allais pas pouvoir faire ce que je voulais faire avec un seul point de vue. Comme vous le voyez, mon intention était au départ encore plus comique que ne l’est le résultat, puisque cette gouvernante est complètement bercée d’illusions, elle a des points de vue très arrêtés et absurdes sur l’éducation… Finalement, je l’ai absorbée dans le personnage de Robert (l’enfant dont elle s’occupe, ndlr). Il a fallu réduire ces 60 pages, ce qui a été très difficile car j’étais très attaché à certains effets comiques. Enfin, bien sûr, aussi, le sujet est moins noir que la trilogie… Difficile de faire plus noir, comme sujet, que le viol d’un enfant par son père, et les conséquences décrites dans Mauvaise nouvelle, le deuxième volume : la haine, le rejet de soi-même, l’addiction aux drogues. Les thèmes abordés dans Le Goût de la mère sont sombres, certes (la mère qui veut être tuée par son fils, et qui, auparavant, l’a déshérité), troublants, mais fondamentalement moins noirs. Il y a toujours un élément comique dans ce que j’écris. C’est un point de relâche essentiel. Je crois que l’horreur et l’humour sont voisins. L’humour, c’est souvent l’horreur échappée.

Vous faites une distinction entre writer et author. Pouvez-vous l’expliquer, ainsi que votre rapport à l’écriture en tant que writer ? Avez-vous une discipline d’écriture ?

L’author est la personne publique qui a écrit des livres et le writer est celui qui les écrit. Là, je suis author, mais quand je suis seul dans mon bureau, je suis un writer, et je perds conscience d’être un author. Je ne sais pas si cette distinction est justifiable linguistiquement, mais elle est importante pour moi. Quand je suis dans mon bureau, j’essaye d’être le writer ; le reste du temps, je suis comme tout le monde, je mange ou je m’inquiète… Il y a cependant des degrés de distance. Quand je suis seul, je pense souvent au potentiel littéraire de ce qui se passe, mais il faut avoir le stylo à la main pour être un writer. Bien sûr, tout est une métaphore potentielle, tout est un dialogue potentiel, il y a cet aspect de prédateur, de chasseur… On ne sait jamais si une impression va être utile, si une phrase va être utile ; il y a toujours une partie de moi qui regarde les choses sous cet aspect. En ce qui concerne ma discipline, j’ai écrit les six romans qui ont été édités jusqu’à présent de 1989 à 2004, presque sans m’arrêter. J’écrivais tous les jours, même si c’était très peu ; l’essentiel était de le faire tous les jours. Et puis en 2004, j’ai été très perdu ; j’ai arrêté. J’ai recommencé récemment, heureusement. C’était l’enfer. Je ne sais pas trop quoi faire si je n’écris pas.

Vous avez parlé à plusieurs reprises d’une « urgence » d’écrire.

J’ai commencé à 28 ans, en 1988. J’ai écrit un chapitre de Peu importe et puis j’ai arrêté : il me semblait trop difficile émotionnellement d’écrire ce livre, trop angoissant. Et puis j’ai recommencé en 1989. Avant ça, j’avais commencé trois romans, mais je les avais tous abandonnés, sans doute parce qu’ils n’étaient pas Peu importe… Ils n’étaient pas essentiels. C’étaient des romans pour essayer d’éviter d’écrire Peu importe. J’avais tenté d’écrire un roman dès l’âge de douze ans. J’ai fait l’expérience très extrême d’être emprisonné, sans aucun pouvoir, et je suis entré dans l’écriture, dans l’idée qu’elle allait me libérer, afin de rétablir un équilibre. Je me suis toujours senti sur la frontière du kairos. C’est la raison pour laquelle j’ai été aussi étonné par la sérénité de Un Peu d’espoir : cette sérénité me semblait l’exact opposé de ma vie émotionnelle. C’est sans doute pour cette raison qu’elle existe, d’ailleurs. Je n’ai pas écrit la trilogie dans un souci de pacification, mais c’est une des conséquences de l’avoir fait. Si l’on écrit avec une idée thérapeutique, c’est voué à l’échec, à la fois d’un point de vue littéraire et thérapeutique. Il faut écrire avec une ambition littéraire. J’ai voulu faire une œuvre d’art. Et en faisant une oeuvre d’art, si c’est ce que j’ai fait, j’ai obtenu cet effet. L’effet thérapeutique est en quelque sorte proportionnel à l’absence de volonté thérapeutique.

Vous mettez un grand soin à revenir sur l’histoire de chaque personnage, sur la manière dont il s’est construit.

Ce ne serait pas très convaincant si les personnages tombaient du ciel sans aucune motivation, aucune histoire psychologique. Je n’ai jamais rencontré quelqu’un comme ça ! L’idéal, c’est que la façon dont ils parlent, dont ils se comportent, explique tout sans que l’on ait besoin d’explication. C’est ce que Henry James disait : « What is an incident ? When a woman moves her hand in a certain way ».

Avez-vous des influences littéraires ?

J’ai été un grand lecteur jusqu’au moment où j’ai commencé à écrire. C’est moins le cas maintenant. Les auteurs qui m’ont influencé ne sont pas du tout obscurs ; ce sont des auteurs classiques de la littérature anglaise et française : Henry James, Proust, Joyce… Je n’ai pas complètement cessé de lire, mais ce que je lis ne m’influence plus comme ça a pu être le cas. Mon goût était déjà formé quand j’ai commencé à écrire. C’est toujours l’expérience d’être un lecteur qui fait un écrivain ; il y a cette intimité avec une autre intelligence. J’ai voulu être de l’autre côté.

Quels sont vos rapports avec la famille Melrose aujourd’hui ?

Ma relation aux Melrose est comme revigorée ; ce sont les personnages du roman que j’écris actuellement. Ce n’est pas la peine d’inventer un nouveau monde si on en a déjà un qu’on peut approfondir. Ce que je veux écrire maintenant, c’est un roman Melrose : je ne peux pas tricher avec ça.

Propos recueillis par

Un Peu d’espoir et Le Goût de la mère, d’Edward St Aubyn
(Points)