L’extase est le point commun à trois albums récents (de Thurston Moore/Lee Ranaldo/Christian Marclay ; Makoto Kawabata/Jean-François Pauvros, et Taku Sugimoto/Günter Müller) en apparence fort différents. Alors qu’on ne cesse de valoriser l’originalité en la ramenant à une caractéristique individuelle, leur musique, comme bien d’autres aujourd’hui, opte décidément pour le dépassement du sujet. Oubli, ensevelissement, vertige. Au coeur de la question : l’improvisation.

Pendant que de bien tristes sires s’agrippent encore aux oppositions rassurantes, qui détenant la vérité du jazz, qui ne jurant que par un rock’n’roll dogmatique, et chacun regardant l’autre comme un intellectuel dépassé ou un dangereux envahisseur, la musique s’en est allée régler seule ces vieux comptes en s’inventant une voie que nul n’aurait su prévoir. Sauf, sans doute, quelques sages, jeunes ou vieux, qui justement ne s’étaient pas arrêtés à ces querelles de parking : Gil Evans, Miles Davis et bientôt Ornette Coleman ; Jimi Hendrix, Fred Frith, et plus tard Thurston Moore.
Les uns comme les autres surent écouter leur propre musique par l’extérieur, l’entendre d’une autre oreille, et saisir ce qui, dans les énergies étrangères à leur propre histoire, offrait une porte de sortie à la sclérose qui menace tout genre parvenu à son stade classique. Pour tous, l’improvisation fut la planche de salut. L’improvisation comprise comme débordement de la grille harmonique, dégagement de tout cadre et rencontre de la pure matière sonore. Tout cela favorisé par les recherches en électroacoustique, alors en plein développement, et l’essor d’une nouvelle lutherie électronique. Pour le dire vite, la fusion de deux orthodoxies s’engouffra dans l’impasse du jazz-rock, tandis que la convergence de deux hérésies à peu près contemporaines, free jazz et rock « progressif », débouchait sur d’étonnants lendemains qui sont nôtres aujourd’hui.
Free jazz, progressive-rock : deux façons d’ouvrir grand portes et fenêtres, de liquider tout facteur limitant pour conquérir de vastes espaces où le son se déploie dans une temporalité nouvelle. Plus de mélodie corsetée dans une carrure, plus de rythme contraint pas une pulsation, plus d’harmonie car plus de notes ou très peu : du son, du son, du son. Le psychédélisme, c’est d’abord un retour à Héraclite : tout s’écoule en se transformant sans cesse. Tout est en devenir constant, le temps le cède à la durée créatrice. Confiance et abandon. Extase.
Trois parutions récentes réactivent trois figures de l’extase. En guitare. Pas de hasard : l’instrument fut, avec le saxophone, le vecteur privilégié, de cette échappée belle. Virtuoses du jack et du potard, Thurston Moore et Lee Ranaldo se sont adjoint les services de Christian Marclay, pionnier des platines, pour une plongée au cœur de l’ »extase matérielle » (Le Clézio). Clicks, scratches et buzz : tout son parasite le silence, les sons parasites sont le comble du son. Ces lambeaux arrachés comme des arbres, racines pendantes, au réseau qui conduit le son de la corde sous le doigt à la membrane du haut-parleur, se rassemblent immédiatement pour former un organisme symphonique aussi puissant que celui de jadis, inventé, pense-t-on, à des fins peut-être point si éloignées. Le début de Fuck shit up, improvisation de plus d’une heure, expose un matériau de façon fort beethovénienne. Ici toutefois, le travail du déchet se substitue à l’exploitation thématique. Ca grince, craque et stridule, siffle et crépite ; les sons giclent comme des membres coupés. C’est un corps cartésien qui se démembre, se tord et se recompose. Poulies, câbles et cames : la musique est d’un animal-machine dans lequel se ruent les esprits animaux. Marclay introduit des plages de friture dans ce réseau explosif, du souffle, du bruit blanc, des tocs, des sons très homogènes à ceux des guitaristes. Ses boucles ne répugnent pas à bâtir des séquences dramatiques, mais, dans un univers soustrait aux lois de l’harmonie, toute idée de résolution est caduque. La boucle conduit à la rupture en appelant à autre chose. Rien ne se conclut, mais tout s’engendre et se métamorphose. Simple relais dans un flux en constant renouvellement, aiguilleur pris aux plis de la matière, accélérateur de particules, le sujet est pulvérisé, attentif à ne pas obstruer le passage qu’il constitue par une intervention trop saillante. L’extase tient à l’abolition du point de vue, à l’immersion totale dans le fleuve matériel grouillant d’événements, tous ballottés d’un même clapot. Ce charroi porte en lui-même assez d’alluvions pour ne pas recourir au simple déchaînement. La richesse fait la force. Au contraire, l’acheminement au finale s’effectue dans l’apaisement. Grillons et crapauds électriques joignent leur concert au mugissement d’orgues et de vents solaires. Toute transcendance bannie, l’extase est co-pénétration, identification de l’intérieur et de l’extérieur, abolition des différences dans la différenciation infinie de la matière. La dédicace qui suit, Pour Diane Allaire (à peine neuf minutes), semble tout d’abord accorder le retour à tout le refoulé, gestes guitaristiques, convocation du jazz par voie de sample reconnaissable. Mais rapidement tout ça se trouve émietté, réduit en bulles, et de la plage bop follement accélérée comme un certain manège hitchcockien ne subsiste plus bientôt que la traîne enflammée d’une comète. Alors, se glissant sous une masse d’énergie semblable, encore une fois, à celle d’une philharmonie, le jazz fait retour, comme par la cave. Filtre d’un soupirail quelque combo new-orleans criblé d’un déluge de feu. Cet écho inattendu au Cryptosphere de Steve Lacy (Lapis, Scratching the Seventies) présente comme l’envers de cette extase, l’hommage rendu de l’oubli à l’oublié, rien moins que l’objet d’amour excédé, digéré.
On peut dire autrement l’absence du sujet en se situant au lieu et à l’instant de sa disparition. Saisi au moment de l’Extrême onction (c’est le titre de l’album), on assiste à son engloutissement. Des nappes tuilées se lèchent à se confondre en un camaïeu de gris. S’en détachent peu à peu quelques particules flottantes. La fascination devant l’élément berceur, enveloppant, animé d’un lent mouvement autonome prélude au glissement dans l’inconscience. Deux guitares pratiquement indistinctes suffisent à ce doux commerce avec le vertige et l’absence. Un sourd battement venu du tréfonds est tout ce que l’extase laisse affleurer dans le ravissement. Alors se creuse la houle du linceul jeté sur la dépouille, étreignant en ses plis la forme du vide. Gisant sur le sol rouge échelonne ainsi en cinq stations (Rencontre, Vertige, Dingue, Extase, Linceul) l’intime rapport de l’extase et de la mort. La musique fonctionne désormais comme un écran apte à recevoir les projections de chacun, et à les absorber en sa gaze ondulante. On y entendra des voix lointaines, des cris s’élever détachés de toute chair, de mouvants ectoplasmes. Le travail du lointain et de tous les effets qui s’en peuvent tirer forme le ressort de La Nuit de la trahison, une nuit très habitée de Lovecraft. Le lointain déréalise. En lui tout flotte et le fantasme prend corps de fantôme. La traversée du miroir s’effectue insensiblement sous la caresse des archets. « Et toi qui es malade de la vie, viens ici cacher ta tête et repose / sur le gazon salé, dans le désabonnement universel » : ces vers de Tristan Corbière, placés en exergue de l’album sont tirés du Casino des trépassés, dernière pièce, à lui dédiée, née d’un simple accord balayé, pris dans les rets d’un écho qui s’ensevelit en couches dans son propre volume. De Wagner à Tangerine Dream, de Fripp/Eno à Pauvros et Kawabata, c’est une même fascination reconduite pour l’extase comme passage, tunnel profond, où s’abîmer sans fin ; moment de trouble où la perte de soi est tout le sujet. La musique est peut-être le médium le mieux à même de produire ce vertige parce qu’elle est durée, croisement et partage imposé de nos temporalités.
Or l’extase, c’est la sortie du temps. Entrée dans l’éternité suspendue. Comment en obtiendrait-on l’équivalent musical hors d’un signal égal, d’une fréquence pure et sans limites ? Platon pensait le temps comme une « image mobile de l’éternité », formulation simple et belle sur laquelle de fameux érudits en décousent depuis deux mille ans. Mais du côté du temps, il n’est plus question que de vitesses relatives. Le guitariste Taku Sugimoto a su trouver une manière unique d’accommoder lenteur et suspension. Il joue comme il neige. Dans l’extrême dilatation du temps, ses notes cristallines s’égouttent une à une. Elles résonnent dans un espace vacant à la trame distendue, respectueux reflet d’un univers que nous savons peu dense. D’une pièce l’autre, les titres sont éloquents (Frozen memories, Snow pocket, rest and smile, Bright white, Cumulus, Pitch the clock), le jeu presque identique. Un « presque » essentiel qui traduit solidairement la profonde unité d’une attitude comme la puissante emprise qu’elle autorise. La musique n’est plus que la frange du vide, son irisation. Comme le couteau du boucher zen qui ne s’use jamais, circulant dans le vide entre la chair et les os, les « percussions » et traitements électroniques de Günter Müller se bornent à faire frissonner l’espace à la manière de la poussière scintillant dans un rai de lumière. Très graves, douces, feutrées, glissement du vent sur le vent ou déchirement de l’air glacé, elles floculent sourdement. Dans Bright white, néanmoins, un crissement de cymbale prend insensiblement davantage d’importance. Pour Cumulus, la stéréophonie contribue par de feintes hésitations et de brusques freinages ou disparitions à troubler la position de l’auditeur dans le son. Accidents qui prennent tout à coup une dimension extraordinaire. De Sugimoto et Müller, de leur musique, il n’y a rien à attendre. On assiste, comme eux, à la chute du son. Ce faisant on devient le réceptacle d’une aventure sans événements. Sujets entièrement extravasés, disparus dans la grande vacance, blanche, brillante, lumineuse. Extase séraphique.

Christian Marclay / Thuston Moore / Lee Ranaldo – Victoriaville mai 1999 (Victo CD 071 / Orkhêstra).
Christian Marclay (platines), Thurston Moore (elg, amp), Lee Ranaldo (elg, kracklebox, objets). Live au 16e Festival international de Musique actuelle de Victoriaville, le 24 mai 1999.
Kawabata / Pauvros, Extrême-onction (Fractal 011 / Culture Press). Makoto Kawabata, Jean-François Pauvros (elg). Paris, le 8 novembre 1999.
Müller / Sugimoto, I am happy if you are happy (For 4 ears CD 1140 / Orkhêstra). Taku Sugimoto (elg), Günter Müller (dm, electronics, MDs). Vandoeuvre-les-Nancy, le 13 octobre 1999.

Quelques sites
For 4 ears : http://www.for4ears.com
Fractal : http://www.fractal-records.com
Une page : http://www.japanimprov.com

A lire également dans Le Mag, Eclectric guitars