L’auteur new-yorkais Donald Antrim publie « Le Vérificateur » chez L’Olivier. Rencontre avec un écrivain aux démons moins farceurs qu’il n’y paraît…

Une crêperie de banlieue, une ravissante serveuse et une bande de psychanalystes de l’université d’en face qui n’ont pas trouvé de meilleur endroit pour organiser leurs réunions de travail informelles : ainsi commence le nouveau roman du new-yorkais Donald Antrim, dont on avait déjà pu apprécier le sens très relatif des convenances et l’humour dévastateur dans Les Cent frères et Votez Robinson. Problème : ces psys là sont aussi peu adultes que leurs patients, et la réunion va tourner au psychodrame hallucinatoire et carnavalesque. Vieilles rancoeurs et vieux souvenirs, petites inimitiés et rivalités larvées vont conduire Tom, le narrateur, à péter les plombs qui lui restaient en arrivant. Après avoir manqué la crise d’autisme au moment de choisir entre les crêpes aux myrtilles et les oeufs Bénédicte, puis envisagé l’hypothèse d’une bonne bataille de nourriture, il tente d’enjamber son siège et se voit retenu par Bernhard, un collègue énorme coiffé d’un panama, intimidante et horripilante image du père castrateur. Fermement emprisonné entre ses bras puissants, il sort de son corps et monte au plafond dans une série de flash-backs conjugaux, intimes ou érotiques… Comique ? Pas forcément -pas toujours, en tous cas.

Chronic’art : D’où vient votre intérêt pour la psychanalyse ?

Donald Antrim : J’ai fait de la psychothérapie. Pas une vraie psychanalyse au sens strict, mais de la psychothérapie. Et j’ai aussi énormément lu de littérature psychanalytique, pendant de nombreuses années. Pour m’amuser. J’avais donc l’expérience de ce milieu, des gens qui travaillent là-dedans. Dans ce roman, je voulais inventer des personnages qui font justement cela : analyser, analyser, analyser encore et sans cesse. Du coup, pourquoi ne pas en faire des psychanalystes, justement ? Le fait d’en faire des psys me permettait de trouver un biais pour parler de quelque chose, mais ce n’est pas un roman spécifiquement consacré aux psys en tant que tels.

L’une des participantes à la réunion est fondue de Melanie Klein. Pourquoi Klein plutôt que Jung, Lacan ou un autre théoricien ?

Parce que Melanie Klein a beaucoup travaillé sur l’enfance, et que le livre touche à ce thème, la régression infantile, les gens qui se comportent comme des enfants. Là encore, Melanie Klein en elle-même n’était pas vraiment concernée, vous voyez, c’était un moyen pour évoquer quelque chose d’autre. Je ne voulais parler de Klein à proprement parler -d’ailleurs, je ne l’ai pas vraiment lue…

Cela nous amène au comportement incroyable de vos personnages : des professeurs, des docteurs, qui agissent comme des enfants de 7 ans…

Oui, en effet (rires). Ce n’est d’ailleurs pas propre à ce livre-là ; même dans mes autres romans, les adultes se comportent comme des gosses… Ils ont tous des comportements très régressifs et prétentieux. Je tiens à ce que mes romans soient entraînants et comiques, et donc… à ce que mes héros ne soient pas trop civilisés.
Votre principal moteur, c’est donc l’humour ?

Eh bien… En fait, je ne me considère pas comme un individu particulièrement drôle. Mais quand j’écris, je me sens capable de « capturer » cet humour, c’est une chose qui me semble naturelle quand je travaille. Mais je ne pourrais pas vraiment parler de cet humour, je ne sais pas d’où il vient, s’il m’est inspiré par quelque chose ou quelqu’un. Quand j’étais enfant, il arrivait assez souvent que les gens se marrent lorsque je disais quelque chose, et ça m’a complètement inhibé. On me considérait comme un garçon amusant, ce que je n’avais pas l’impression d’être. Ecrire me permet de sortir de ça…

L’humour de vos livres n’est pas explicite, c’est plutôt un comique de situation, d’excès.

Effectivement. Le propos n’est pas d’être drôle à tout prix, il n’y pas de plaisanteries. C’est un humour contextuel, de situation. Basé sur la façon dont les scènes se construisent et déraillent.

On parle souvent de Pynchon et Barthelme à votre égard.

C’est une comparaison flatteuse, mais pas très raisonnable. Les critiques se préoccupent toujours de comparer tout le monde à tout le monde… Est-ce pertinent dans ce cas précis ? J’ai beaucoup lu ces deux écrivains quand j’étais jeune, tout spécialement Barthelme, auquel j’ai consacré quelques unes de mes années de collège, quand j’avais dix-huit, dix-neuf ans… C’est un âge où l’on est fortement influençable. Quant à Pynchon, il est plus difficile de véritablement s’en réclamer comme influence. Mais assurément, j’ai grandi dans une époque où ils étaient incontournables.

En France, Pynchon jouit d’une notoriété assez supérieure à celle de Barthelme.

Cela s’explique peut-être par le fait que Barthelme est plus dur à classer… Il a écrit surtout des nouvelles, là où Pynchon est un « poids lourd » de la littérature de fiction… Les gens ont naturellement tendance à s’intéresser à ceux dont l’œuvre est la plus volumineuse. Mais je suis à peu près persuadé que Pynchon lui-même est un grand admirateur de Barthelme.

J’imagine que comme la plupart des gens, vous n’avez jamais rencontré Pynchon…

Non ! (rires). Je n’ai jamais vraiment essayé, à vrai dire. Mais je connais des gens qui connaissent des gens qui le connaissent…

Dans vos portraits comme dans les situations que vous imaginez, vous semblez avoir l’obsession du détail qui tue.

L’idée est effectivement de mettre en lumière la psychologie d’un personnage via un détail amusant. Mais ça ne doit en aucun cas donner un éclairage cruel à ce personnage, sans quoi tout l’effet comique tombe à l’eau.
L’action du livre commence -et se déroule intégralement, en fait- dans une crêperie. Pourquoi pas un steak house ? Aimez-vous à ce point les pancakes ?

Non, pas plus que ça… Je me suis dit qu’un restaurant à pancakes était l’idéal, car cela, une fois encore, évoquait l’enfance… Des tonnes de sucre… Aux Etats-Unis, les pancakes sont considérés comme de la nourriture pour les enfants, et la crêperie est un endroit où il est naturel que vous emmeniez vos enfants. Un steak house, c’est déjà beaucoup plus sérieux, vous voyez ? Le livre aurait été complètement différent…

Les rapports conjugaux de Tom (le narrateur) et de sa femme ne donnent pas une image très joyeuse du mariage. Ni, d’une manière générale, de la vie de la middle-class intellectuelle américaine.

(Silence) Oui, c’est vrai… Il est probable que ça vienne du fait que je n’ai moi-même pas grandi dans une famille extraordinairement joyeuse. Quant aux intellectuels de la middle-class, je ne suis pas certain que ce soit une catégorie qui existe vraiment en réalité. Les gens ne se considèrent pas eux-mêmes comme faisant partie de la catégorie « intellectuels », quand bien même ils en sont. Il n’y a pas à proprement parler de classe intellectuelle, aux Etats-Unis ; simplement des gens qui sont professeurs, ou écrivains. Mes personnages ne sont pas des grands intellectuels ; disons qu’ils ont quelque chose d’intellectuels… Ils essayent de caser des concepts intellectuels dans leur vie. Je crois qu’ils expriment mes sentiments ambivalents à propos de la vie intellectuelle dans ce pays.

En même temps, ils sont aussi incroyablement frivoles.

Oui, ce qui montre en fait que je n’ai pas cherché à en faire des types sociologiques, psychologiques ou politiques. En fin de compte, je cherche juste à me marrer en espérant que cela fera rire le lecteur aussi… Je n’ai pas de message, quoi.

Une littérature entertainment, donc ?

Oui, mais le terme est réducteur, dans le sens qu’on lui donne habituellement. Mais il y a quelque chose comme cela dans mon travail, c’est certain, même si ce n’est pas tout. Ma réponse est donc oui et non : de la même manière, certaines des nouvelles de Barthelme peuvent à coup sûr être qualifiées de divertissantes, tout en étant incroyablement profondes. Faire du divertissement, ça peut représenter un boulot énorme.

Dans l’une des scènes les plus incroyables du livre, la femme de Tom, Jane, lui propose très sérieusement « de le baiser ».

C’est un passage que je n’ai pas vraiment chargé consciemment de signification. J’ai mis des semaines, des mois à écrire cette scène, ce qui fait qu’on ne peut plus l’interpréter que rétrospectivement, si vous voulez. Je ne savais littéralement pas ce que je faisais en l’inventant…
Je me suis contenté de la faire avancer, de la pousser en avant, comme une hallucination. Si, maintenant, on veut étudier cette scène a posteriori, je pense qu’elle a un rapport avec le fait que Tom pense à cette demande de sa femme alors qu’il est fermement tenu dans les bras de Bernhard ; lequel a une sorte d’intention érotique refoulée… Ce qui fait que Tom a ce flash-back qui lui arrive, où sa femme lui propose de le prendre avec un godemiché… Il y a donc inconsciemment, pour Tom, un mélange de deux scènes lourdes de la même tension érotique, avec le même genre de conclusion possible dans l’une et l’autre -Bernhard d’un côté, Jane de l’autre… Mais lorsque je l’écrivais, c’était complètement involontaire.

Une association logique non désirée, en quelque sorte.

Voilà. C’est d’ailleurs le thème du livre : des visions du monde extrêmement logiques et construites, qui sombrent soudainement dans l’illogique.

Avez-vous des romans érotiques cultes ?

Non, pas vraiment de favoris. J’aime beaucoup la littérature érotique, bien sûr, ou l’érotisme en littérature, disons… D’ailleurs ce qui est perçu comme étant érotique change fortement au fil du temps. Lorsque j’étais plus jeune, je considérais comme franchement érotiques des pages que je verrais d’un tout autre œil aujourd’hui. Prenez D.H. Lawrence, par exemple. En vérité, quand j’étais plus jeune, je trouvais que tout était érotique…

Enserré dans les bras de Bernhard, Tom sort de son corps. Avez-vous déjà écrit sous stupéfiants, ce qui est peut-être une autre manière de le faire ?

Non, jamais. J’ai besoin de contrôler les choses pour qu’elles continuent à avoir du sens. Même chez les autres, je n’ai jamais aimé la littérature écrite sous drogue, Burroughs, etc. Et ce n’est jamais quelque chose que j’ai eu envie de faire.

Comme vos précédents livres, celui-ci témoigne d’une certaine fascination pour la destruction des fondements de la vie sociale. Sont-ils si fragiles que cela ?

C’est un thème qui me travaille pour des raisons personnelles, intimes. Je crois que ça a à voir avec des sentiments que j’avais lorsque j’étais enfant, et que cette vision que j’ai du monde vient tout simplement de la famille qui était la mienne. Ce que je veux dire, c’est que c’est quelque chose d’autobiographique, ce n’est pas de la critique sociale, une critique des Etats-Unis, ou du mariage aliénant, ou quoi que ce soit. Ce thème dans mes livres n’est pas intellectuel mais lié à ma mémoire, à un truc d’abord et avant tout émotionnel.

Propos recueillis par (avec )

Donald Antrim, Le Vérificateur, traduit de l’américain par Robert Davreu, L’Olivier.
Les Cents frères et Votez Robinson viennent d’être réédités dans la Petite Bibliothèque de L’Olivier.