Josh Davis est né le 1er janvier 1973 à Davis, Californie. A l’occasion du Festival Rock en Seine 2006 près de Paris, nous avons rencontré Dj Shadow, coincé dans un festival où se produisaient une kyrielle de groupes de rock comme Radiohead, Beck ou encore Kasabian… Entre deux caméras de MTV et une pub pour l’opérateur téléphonique SFR, nous avons pu interviewer le musicien qui sort son nouvel album, « The Outsider », à propos duquel notre avis est pour le moins partagé (lire la chronique POUR et la chronique CONTRE). Rencontre.

Chronic’art : L’écoute de The Outsider révèle une réalité qui résonne comme une revendication personnelle, dès l’introduction avec le titre This Time… Tu as voulu prendre un virage abrupt avec cet album ?

Dj Shadow : Tout le monde a l’habitude de ranger les artistes dans des catégories. La mienne, c’est le gars des samples, celui qui a fait Endtroducing et qui ne fera jamais mieux. En choisissant d’appeler cet album The Outsider, j’essaye simplement d’expliquer que j’ai évolué et que je ne fais plus partie de la catégorie dans laquelle on a voulu me ranger. J’ai beaucoup changé depuis dix ans, comme tout le monde. Il y a pas mal de choses qui ont changé depuis 1996… Au milieu des années 90, j’avais une vision différente du panorama musical. J’avais des passions et des envies.

Tu restes toujours en contact avec tes potes Dilated Peoples, Cut Chemist, Babu ?

Oui, bien sûr ! Tu vois, la dernière fois que j’ai vu Evidence, il m’a dit : « Franchement, j’ai écouté 3 freaks, ça défonce mec ! Bravo… ». Ces mecs savent que Keak Da Sneak, c’est frais. Ils sont aussi intéressés que moi par ces sonorités, ces nouveaux horizons…

Tu as baigné dans les sons de E-40 et Mac Dre ou quoi ? Tu as voulu bosser avec des artistes issus de la Bay Area depuis un bail, mais là tu as mis le paquet dès le début avec 3 freaks featuring Turf Talk et Keak da Sneak… Comment s’est passé la genèse hyphy pour cet album, sur un morceau comme Turf dancing, par exemple ?

J’ai entendu E-40 et The Click pour la première fois vers 1990. Cette musique est vitale pour la Bay Area, et elle a complètement explosé ces dernières années. En fait, je n’ai pas écouté que du E-40 pendant quinze ans (rires), mais c’est vrai que c’est impossible d’éviter ces artistes lorsqu’on s’intéresse un peu à la musique, au hip-hop tout du moins… Mais c’est surtout à partir de 2003-2004 que j’ai beaucoup réécouté ces types. J’avais un autoradio cassé, donc j’écoutais beaucoup la radio lorsque je bougeais en voiture pour l’enregistrement de The Private press. Je ne pouvais plus écouter de K7s ni de CDs, donc la radio était toujours allumée. Je suis tombé sur une radio indépendante et j’ai trippé sur Keak Da Sneak. Il est très fort. Federation aussi, et plein d’autres qui tuent vraiment… J’ai parlé avec mon manager et mon entourage pour qu’on puisse se rapprocher de ces rappeurs. Cette scène est incroyablement vivante et vivifiante.

Quels sont les producteurs qui t’ont attirés ?

Tout ce qui est produit par Rick Rock, par exemple (rires)…Mais je n’ais pas trop de producteurs attitrés. Je peux adorer trois morceaux sur tel album, puis un single ici. Il y a encore beaucoup d’albums hyphy qui sont un peu bancals… Pendant une longue période, comme beaucoup de gens, par contre, j’ai collecté des raretés funk et « hard soul » de la baie de SF de la période 1967-1978… Des perles issues de vieux 45t de groove, heavy funk, de riffs psychédéliques totalement inconnus. Je me jetais dessus immédiatement. Quand on sait qu’il a fallu des années pour trouver tous les ayants droits ou leurs descendants afin de présenter dignement ces gâteaux fourrés à ras bord… Du pur latin rock, soul blues, jazz funk de l’époque, des mélanges de genre hallucinants souvent très bien emboîtés… Mais j’ai beaucoup moins cette attitude de cratedigger aujourd’hui.
Il y a eu de gros changements dans le paysage rap. Le meilleur exemple, c’est le gros zoom sur la Bay Area et E-40, mais aussi, et surtout, les rappeurs sudistes qui squattent les charts depuis pas mal de temps… Qu’en penses-tu ?

Je pense sincèrement qu’Atlanta est devenu la nouvelle capitale du hip-hop. Je vais me faire descendre en disant cela ! Mais il faut analyser la situation et prendre du recul. Les mecs sont frais ! Outkast, Jermaine Dupri et So So Def avec Dem Franchize Boyz, Goodie Mob et la Dungeon Fam, Cool Breeze, Witchdoctor, Young Dro et le Rubberband Man aka T.I ! C’est impossible de se passer d’Atlanta aujourd’hui, de passer à côté de ces artistes, parce que ce qu’ils font est totalement fou et en même temps plein de créativité, et ça passe en haut des charts, ça fait des semaines et des semaines que Outkast squattent les charts, ensuite Cee-Lo, puis Dem Franchize Boyz, etc. Pour moi, les productions d’Organize Noize sur l’album A S.W.A.T. healin’ ritual de Witchdoctor, c’est aussi un point de repère, par exemple. Très sombres et en même temps très funky. Le premier album d’Outkast m’a tout de suite accroché aussi. La liste est longue et ne cesse de grandir. New York perd de sa force, L.A est en descente…Le sud c’est fort, ça explose partout, c’est indéniable.

Sur tes albums précédents, notamment sur Endtroducing, tu a exécuté pas mal de collages psychédéliques, des montages sonores qui piochaient chez David Axelrod, Eddie Harris ou Fleetwood Mac, pour ne citer qu’eux… Sur ce dernier album, on sent une sorte de retour, mais avec un autre mélange de style, une sorte de retour vers le futur. On sent aussi que tu n’as pas bossé sur MPC, tu sembles avoir composé beaucoup…

Effectivement, j’ai balancé ma MPC. Je n’ai rien fait sur cet album avec la MPC. Il y a beaucoup de synthés et de programmations de synthés que j’ai ensuite séquencées. J’ai travaillé en mode MIDI. Je voulais encore une fois m’éloigner le plus possible des mes travaux précédents. Tu vois ce que je veux dire ? Endtroducing date de dix ans… Il y a toujours des quiproquos autour des albums que je sors… Sur Endtroducing, Why hip-hop sucks in 96 était un titre ironique, mais beaucoup l’ont mal interprété, du genre : « Il n’aime pas le rap ! ». Pour moi, c’était du hip-hop, contrairement à ce qu’en pensaient certains. Pour les prods de cet album, The Outsider, j’avais certains schémas en tête par rapport aux intervenants. Quand j’entends du scratch sur un morceau rock, du rap sur un morceau electro ou des guitares sur un titre hip-hop, je trouve que ça n’apporte pas grand chose au morceau. C’était encore excitant au milieu des années 90 avec ce qu’on faisait chez Mo’Wax, parce que personne ne faisait ça, mais aujourd’hui ça fait cliché. J’ai aussi ingurgité la snap music, je suis fanatique de musique. A chaque concert, lors de mes déplacements, j’achète des disques. Beaucoup moins aujourd’hui car je sample moins. Mais j’écoute aussi beaucoup les disques que me donnent les gens qui viennent me voir. Tout est bon à écouter. Je ne sais pas quelle couleur aura mon prochain album, tout peut arriver…

L’histoire musicale de la côte Ouest des Etats-Unis où tu as grandi est pétrie d’un extrémisme dont tu n’es pas exempt. Cet endroit qui a vu naître les freaks les plus fous de l’histoire de la musique, de Zappa à Sly Stone en passant par les furieux turntablists d’Invisibl Skratch Picklz, avec qui tu collabores. Toi, tu sembles assez calme, plutôt introverti, malgré ta musique qui part dans tous les sens.

La Bay Area renferme aussi les styles de rap les plus extrémistes de la planète, dans lequel j’ai baigné. A l’exception de quelques maxis comme High noon, qui sont traversés de ritournelles scratchées -par d’autres intervenants- totalement a-musicales, ma musique n’a jamais révélé une quelconque violence. Ma vie diffère pourtant assez peu de celle de tous les b-boys du coin. Je pense que c’est précisément pour cette raison que les rappeurs estampillés hyphy explosent sur The Outsider. J’ai gardé ma patte et certains titres sont très éloignés du hip-hop de base. Cela donne un kaléidoscope coloré. Tu prends un morceau comme Artifact, c’est du rock, tu vois ce que je veux dire ? Je me fous des étiquettes…C’est du bordel bien organisé.
Oui mais, tout de même… Musique approximative, écrite, produite, enregistrée et distribuée à l’arrache, le hyphy est un style dans lequel on ne pensait pas te trouver. Tu es connu pour être une sorte d’exemple de rigueur. On peut dire que tu représentes une sorte de tempérance musicale, d’harmonie maîtrisée, de beat calculé…

Un groupe de rap peut aller en studio, en ressortir avec une copie MP3 de leur titre et aller le donner à un Dj qui le passera à la radio le soir même… J’aime travailler avec ce genre de personnages authentiques. Ca me convient totalement.

Sur ton album, tu invites Q-Tip sur un morceau faiblard, mais surtout Turf Talk, gangster déglingué devant l’éternel et Keak Da Sneak, vagabond underground. Ce sont de bons choix… C’est tout sauf des types recommandables. Mais ils appartiennent à ta culture, élevé le long des autoroutes californiennes au son des radios locales, entre E-40 et Too Short, entre la drogue, les flingues de Mac Dre et les putes à cent feuilles de Federation. Comment te places-tu au beau milieu de tout ce monde ?

Tu penses que le morceau avec Q-Tip est faiblard ? Je ne comprends pas, c’est un superbe morceau… Autrement, les membres de Federation vivent le style de vie qui va avec le hyphy, et leur musique exprime totalement ce qu’ils sont et ce qu’ils représentent. Ce sont des malades, des fous furieux, mais j’aime travailler avec eux. On a enregistré les voix de Federation dans le studio du frère d’E-40 situé dans un coin louche de San Francisco. Ce n’est pas le pire quartier de la ville, mais c’est vraiment un endroit bizarre… On a l’impression que tout peut arriver à tout moment, que des flics vont débarquer ou des mecs vont shooter en l’air parce qu’ils sont sous trip… Se retrouver dans ce type d’atmosphère, ça donne une tension. Si on veut enregistrer ce genre de musique, il faut se rendre dans ces endroits.

On sent que le hip-hop que tu places sous les mots de Turf Talk est produit dans les règles du funk, puis ensuite tu te déplaces dans celle du rock, du blues, mais toujours avec ta touche, ta patte… Pour parvenir à ce résultat, tu as du emprunter les chemins qu’empruntent ces musiques et aller enregistrer des musiciens en studio… Non ?

Je ne voulais pas que le disque repose uniquement sur des samples. Il y en a pratiquement autant que sur The Pivate press, mais il y a beaucoup d’autres choses aussi. Avant même de savoir que j’allais enregistrer des instruments live, j’avais quelques samples que je voulais utiliser depuis longtemps, mais j’avais des problèmes de source. Sur un sample précis, le groupe n’était pas accordé. Mon exemplaire vinyle était endommagé sur un autre et il y avait des bruits parasites sur un troisième, à tel point que ça rendait la boucle impossible à réaliser. J’ai organisé une session avec un guitariste, Joe Gore, qui joue parfois avec PJ Harvey, un joueur de Chapman Stick et un violoncelliste. C’était le premier pas, et on s’est vite retrouvé avec un morceau comme This time, qui est live à 100% sauf la partie vocale qui est samplée. Sur You’ve made it, j’ai écrit les arrangements de cordes sur un clavier, et j’ai ensuite confié le tout à Will Malone, qui avait arrangé les cordes d’Unfinished sympathy de Massive Attack, Bittersweet symphony de The Verve et l’album d’Unkle. J’ai écrit aussi les lignes de basses, les dialogues, une partie des paroles. C’est ce qui rend cet album très personnel.

Ici un blues radical, un mix electro-punk, un hymne gangsta-rap, là un funk primaire… The Outsider semble définir avec précision chacune des influences qui entrent, depuis le début, dans tes compositions, mais à cent lieues des brouillages de cartes que proposait de The Private press

The Private press était une vraie réussite d’un point de vue artistique pour moi. Je voulais aller plus loin après Endtroducing et l’album d’Unkle, mais l’enregistrement de The Private press a été très laborieux. J’étais seul dans une pièce dix heures par jour avec ma MPC. J’aime beaucoup ce disque, mais je savais que je ne voulais plus enregistrer avec une MPC après cette expérience. Mon meilleur travail conçu de cette manière était derrière moi…
Alliage d’instrumentations live et d’implants électroniques, The Outsider semble avoir été enregistré dans un gros studio… Tu peux en parler ?

En revenant de tournée à la fin de l’été 2003, j’ai déménagé mon home-studio. Je voulais changer d’environnement. Je me suis acheté une table Control 24 pour Pro Tools. A la même époque, j’ai rencontre l’ingénieur du son de Lyrics Born et je lui ai expliqué que je voulais me débarrasser de ma MPC. Comme je te le disais, je ne voulais plus de MPC, vraiment. Il m’a conseillé sur Pro Tools, que j’utilisais depuis 1998, mais dont je n’explorais en réalité qu’une infime partie. J’ai appris pendant neuf mois. J’ai dû apprendre le MIDI et j’ai dû demander de l’aide sur le câblage et apprendre à me servir des plug-ins. Il m’a aussi conseillé d’utiliser des machines de Native Instruments. Les interfaces sont à peu près les mêmes que sur la MPC, mais la différence c’est que les samples vivent sur le disque dur.

Face à ces nouvelles machines, tu t’es un peu enlisé, tu as un peu disparu de la circulation, mis à part quelques remixes comme ceux pour Nigo, The John Spencer Blues Explosion. Quatre longues années qui séparent The Outsider de The Private press. Tu es revenu récemment avec une prod sur l’album de Cage sur Hell’s winter et aussi avec Lyrics Born sur Same !@#$, differnet day, mais tu as été assez calme ces derniers temps…

J’ai piétiné un moment car j’étais obligé de lire tous les manuels, c’était comme retourner en classe, alors que j’étais habitué à travailler vite sur la MPC. C’est comme être un dessinateur et passer du feutre à l’acrylique. Je ne regrette rien, pourtant. Durant la composition de ce disque, j’ai frôlé la mort. Ma femme et mes filles aussi. En gros, j’aurais pu tout perdre en quelques minutes. J’ai eu un accident de voiture assez impressionnant, mais je n’ai pas été blessé. J’étais dans taxi en Angleterre et un camion a défoncé notre taxi. Le conducteur et moi, on était sur la droite, le camion a défoncé toute la partie gauche de la voiture. Je n’ai rien eu, mais j’ai vu la mort en face. Ca a été comme un déclic. Je n’ai désormais plus aucune barrière, je ne fais que ce que j’aime. Je suis très fier d’Endtroducing et The Private press, mais je sais déjà que mon prochain album sera encore plus barré que The Outsider. Peut-être même qu’il n’y aura pas du tout de hip-hop sur cet album.

Rangé dans une case dès la sortie de ton premier disque officiel, tu possèdes en réalité un background et une aire d’influence beaucoup plus large que les zones « trip-hop » ou « electronica » ou « abstract hip-hop » dans lesquels on a voulu t’enfermer. Tu exploses aujourd’hui la barrière psychologique qui faisait de toi un héros pour les musiciens de la vielle école, un traître pour les b-boys. The Outsider est tout sauf une réaction au monolithisme des précédents disques…

Je me fous des cases et de tout ce truc… The Outsider, c’est un disque très risqué et très varié. Je ne suis vraiment à l’aise dans aucun genre. J’ai arrêté de me demander si mes changements de goût allaient me coûter quelques fans. On ne peut pas plaire à tout le monde, mais on peut se faire plaisir à soi même. Je dois y aller, là… (le manager grommelle quelques mots, Shadow doit répondre à des questions filmées pour MTV et SFR, ndlr). Mais je vais t’avouer un secret : The Outsider est une réaction aux réactions du public envers mes précédents albums (rires). Je serais bien resté, mais je dois aller faire le sound check et d’autres interviews pour je ne sais plus qui…

Propos recueillis par
(Merci à Thomas Blondeau & Nemanja Dragicevic)

La rédaction de Chronic’art est partagée sur le cas de The Outsider de Dj Shadow : lire les avis d’Hamou (contre) et de Thomas Blondeau (pour). Et vous, qu’en pensez-vous ? Donnez votre avis sur les Forums