Des onze enfants du pasteur Powys, Theodore Francis fut sans doute le plus dingue. Cette première traduction française de son Dieu nous invite à découvrir l’Art grinçant et poliment sceptique de ce conteur original et loufoque, sorte d’Italo Calvino anglo-saxon qui, avec ses récits tranquilles et innocents, noyait sans pitié les croyances religieuses de ses contemporains dans l’absurde. Ou l’histoire d’un homme qui pensait que Dieu est un chapeau.

Dieu n’est pas une abstraction des plus aisées à appréhender pour un jeune esprit. Celui de John Crew, personnage central de cette extraordinaire histoire, se refuse à l’envisager dans sa classique immatérialité : « Il L’avait entendu, comme la plupart des enfants nés en pays chrétien ou n’importe où ailleurs, mentionner le dimanche, mais pas seulement : il avait été question de Lui en semaine aussi. A force d’entendre si souvent prononcer ce nom avec gravité, il ne fut pas bien long à se mettre en quête ». Immergé dans un environnement on ne peut plus pratiquant, le jeune enfant, au fil de déductions d’une logique qu’une âme moins neutre et vierge de tout dogme aurait été bien incapable de mettre en œuvre, se rend compte d’une chose étonnante : Dieu est un chapeau. Qui plus est, le chapeau que coiffe son père une fois par semaine, après un rituel coup de brosse, pour se rendre à la messe. Quelle fierté pour John de savoir ce Dieu que tout le monde respecte paisiblement pendu à une patère dans le couloir de sa propre maison… A la fois craintif et confiant devant le majestueux gibus, il s’agenouillera secrètement devant lui lorsqu’il aura besoin d’un secours divin.

Theodore Francis Powys (1875-1953), l’un des trois plus célèbres des onze enfants d’un pasteur du Dorset (ses frères : John Cowper et Llewelyn), signait là, en 1933, un texte auquel peu de qualificatifs sauraient véritablement rendre justice. Choisissons « génial ». Les dehors d’un récit aimablement bucolique et les portraits charmants de gens simples à la vie tranquille cachent le pernicieux cynisme teinté d’absurde de ce rationaliste bon teint, poli et actif, qui a tôt fait de reprendre à ses personnages la direction des opérations pour tourner en dérision les mœurs confessionnelles de ses contemporains. Ainsi, cette imparable justification avancée en faveur de la conviction du jeune Crew quant à l’occupant du haut-de-forme paternel : « Tout bien pesé, un bon chapeau contient plus de propriétés divines et est moins variable en substance qu’une rondelle de pain sec dont bon nombre de personnes sérieuses et honorables s’accordent pour penser qu’elle est le corps entier de Dieu »… Et on sent le discret Theodore capable, avec un sourire moqueur et courtois, de réfuter brillamment -et de dix façons différentes- ces distrayants nœuds logiques proposés depuis des siècles par moult théologi(ci)ens en mal de certitudes : cet original (son aîné John Cowper parlait d’une « terrifiante originalité ») individu nous réduirait en miettes la preuve ontologique de l’existence de Dieu (l’Autre, pas le couvre-chef) et toutes les balivernes assimilables à ce jeu de l’esprit, et écraserait cordialement Augustin pour peu qu’ils soient réunis sur une tribune publique.

La chute (si l’on ose dire) de ce récit de 90 pages, qui est tout sauf un improbable happy-end dans l’univers tranquille de Powys, contient sa charge irrévérencieuse et sarcastique : Dieu (le chapeau, et non l’Autre… et puis, nous dit Powys, ne sont-ce pas les mêmes ?) sauve notre héros fétichiste et sa moitié en les arrosant de billets neufs après qu’on l’ait dépecé en désespoir de cause. Dieu : une liasse de livres sterling ; chacun verra dans ce drolatique épilogue la pointe qu’il veut. Le traducteur du texte, Patrick Reumaux (il a déjà traduit pour le même éditeur trois tomes de John Cowper Powys et L’amour, la mort, du benjamin, Llewelyn ; nous lui sommes redevables d’une récente redécouverte des délires cyclo-métaphysiques de l’irlandais Flann O’Brien), a joint à Dieu trois autres histoires, extraites de recueils publiés en 1931 et 1946. La plus piquante, sans doute : « L’unique pénitent », ou l’histoire de Mr Hayhoe, pasteur créatif qui, malgré les positions contraires de sa hiérarchie, décide d’installer un confessionnal de fortune dans son église où, chaque dimanche, il attendrait les repentirs des pêcheurs de sa paroisse. « Les dimanches succédèrent aux dimanches, mais l’Eglise, l’après-midi, à l’exception de Mr Hayhoe, demeura toujours vide ».

Powys, impitoyable, nous narre les cas de conscience des paroissiens quant à la teneur des péchés qui méritent un rapport au pasteur ; pire encore, il transforme ce dernier, pourtant bienveillant et généreux, en un monstre qui, en toute bonne foi et dans le souci de donner une utilité à son installation inusitée, se prend à souhaiter que ses paroissiens rétifs commettent des péchés tels qu’il leur serait impossible de ne pas venir à lui les confesser… Là encore, Powys reprend la plume en main, et noie son personnage dans sa prose à la violence discrète : « Mais une pensée plus terrible encore visita Mr Hayhoe qui, à mesure que le temps passait et que personne ne se présentait au rendez-vous, commença, hélas, de perdre confiance dans l’idée qu’il avait eue. Le péché n’était-il qu’une pure chimère ? se demandait-il. Seulement une folie de l’esprit, et pas le moins du monde un fardeau ? La religion, une soupe amère ? Le ministre du culte, un faux-jeton à la tâche rendue facile par de coquets émoluments ? » Les bigots donneraient le diable en personne comme l’auteur de ces lignes : T.F. Powys n’en demandait sans doute pas tant. Il est à craindre que sous son chapeau (habité ou non de certaines puissances surnaturelles) n’ait jamais poussé aucune corne, pas plus qu’une queue fourchue sous son costume ; caustique, pince-sans-rire, fin, cynique et cruel, il l’était par contre à coup sûr.

Son frère aîné, John Cowper, disait de lui : « Il ressemble au chasseur qui aurait déserté une chasse au faisan pour descendre dans les marais tirer la bécassine. C’est un oiseau vraiment sauvage qu’il chasse, un oiseau qui vole en zigzag. Il chasse Dieu ». Et il tire juste, sommes-nous tentés d’ajouter. Patrick Reumaux dit de ces quatre contes qu’ils sont des « paraboles inversées » : Powys retournerait ainsi les perches que lui tendent ses adversaires et déséquilibrerait dangereusement leurs statues sacrées sur leur piédestal de vide. Les imaginer brisées à terre lui semblait plus réel, peut-être. « La vie n’était-elle qu’une fête fantastique où les vers souillaient l’écuelle et où la mort attendait les invités ? »

Theodore Francis Powys : Dieu et autres histoires (Phébus, 99 F, 155 p.)