« Crash », « Millenium people » ou « L’Empire du Soleil » : tout le monde connaît les romans de J.G. Ballard, mais on oublie souvent qu’il est aussi l’un des meilleurs nouvellistes de la littérature anglo-saxonne contemporaine. A l’occasion de la sortie du tome 1 de ses nouvelles complètes et des rééditions de « La Forêt de Cristal » et « Sauvagerie », petit retour sur les trois périodes de la carrière d’un monument.

Longtemps considéré comme un pur écrivain de science-fiction, même si les thuriféraires du genre voulaient l’en exclure, J.G. Ballard est aujourd’hui unanimement salué comme l’un des plus grands romanciers de son temps (« le Graham Greene du XXIe siècle », a dit de lui quelqu’un qui s’y connaissait). On en oublierait presque que c’est comme nouvelliste qu’il a commencé, en décembre 1956, dans les pages de New Worlds et de Science-Fantasy. La première de ces deux revues de SF est restée célèbre pour avoir été le berceau de la New Wave anglaise, sous la direction du charismatique Michael Moorcock. Ballard en deviendra rapidement l’auteur phare, aux cotés de Brian W. Aldiss, mais aussi de jeunes américains en villégiature britannique : Thomas Dish, Norman Spinrad, John Sladek, Samuel Delany et même Thomas Pynchon (avec l’emblématique nouvelle Entropy), sous le parrainage de William Burroughs. « Les gens me disent toujours : vous voyez-vous comme un écrivain de science-fiction ? Ils s’attendent toujours que je dise non, et je dis toujours oui ! Je suis fier d’être un écrivain de science-fiction parce que je pense que la science-fiction est la littérature authentique du XXe siècle », explique Ballard. Sans New Worlds pour l’accueillir, il n’aurait sans doute jamais été qu’un auteur d’avant-garde parmi d’autres, et n’aurait pas pu se servir du genre pour faire entendre sa voix prophétique à l’encontre de l’idéologie dominante de l’âge d’or. Pour autant, ce Ballard première manière, dont on ne peut pas vraiment dire quelle est chez lui la part de pose arty et celle du sérieux, adopte plus la SF par rejet de l’establishment que par véritable dévolution au genre.

Satire sociale et paranoïa

Tournant le dos à l’optimisme béat de la SF américaine, la forme de ses premiers textes demeure encore assez classique, ainsi qu’on le constate à la lecture du premier tome de ses Nouvelles complètes, qui couvre la période 1956-1962. De nombreuses nouvelles (Echappement, La Ville concentrationnaire, Le Dernier monde de Mr Goddard, Larsen, Billenium…) témoignent ainsi de l’influence d’auteurs comme Richard Matheson et Robert Sheckley. Leur maître-mot est « angoisse ». Le ton est à la satire sociale et à la paranoïa, avec des individus à la dérive dans une société en perdition. Les thèmes paraissent usés jusqu’à la corde, mais Ballard impose rapidement son style et façonne la New Wave selon son intuition. « Je m’intéressais au vrai futur que je voyais approcher, et moins au futur inventé que préférait la science-fiction ». Non seulement l’avenir n’existe pas, mais l’entropie est la seule loi qui préside aux destinées des êtres et à celles de l’univers. Ici, nulle trace d’héroïsme, nul exploit, nulle croyance dans le progrès infini de l’humanité : « On a toujours postulé que la courbe de l’évolution est ascendante et infinie, mais en fait le sommet est déjà dépassé et la voie descend maintenant vers la tombe biologique commune. C’est une vision du futur désespérante et pour le moment inacceptable, mais c’est la seule », écrit-il dans Les Voix du temps, en 1960. La science-fiction n’est qu’une illusion technologique. Ce travail de sape est manifeste dans Treize pour le centaure (1962), où les membres d’équipage d’un vaisseau spatial ne sont en réalité que les cobayes d’une expérience en laboratoire. L’aventure digne de Christophe Colomb tourne à la farce macabre et Cap Canaveral s’enlise dans les sables de Mars (La Cage de sable, 1962). On trouvera au total peu d’inédits dans ce premier tome, la plupart des 28 nouvelles qui le composent ayant déjà été publiées en revue (Fiction) ou en recueils. Mais le vrai regret est surtout l’absence de présentation et d’une véritable bibliographie, qui auraient permis de resituer chacun des textes dans le contexte de sa publication originale. Dommage. Pour cela, mieux vaut donc se reporter au travail d’Alain Sprauel, qui clôt la réédition de La Forêt de Cristal dans la collection « Lunes d’encre ».
Avant moi, le déluge !

En guise de premiers romans, J.G. Ballard a écrit entre 1961 et 1966 quatre apocalypses, fidèles à cette fascination morbide pour le cataclysme qui est un trait commun à de nombreux auteurs britanniques d’anticipation, d’H.G Wells à John Christopher et John Wyndam. Cette passivité masochiste culmine dans les romans de Ballard où chaque nouveau fléau qui ravage le monde est une manière de jugement dernier, par l’air (Le Vent de nulle part, 1962, premier roman qu’il ne souhaite plus voir réédité, le jugeant trop sentimental), l’eau (Le Monde englouti, 1962), le feu (Sécheresse, 1964) et la terre (La Forêt de cristal, 1966), métaphore grandiose de la lassitude et de l’ennui de vivre. On y retrouve des éléments déjà présents dans les nouvelles, mais transposés par l’originalité d’un regard libéré du poids de ses modèles, et qui se montre désormais plus intéressé par les conséquences psychologiques des événements que par l’imminence de la catastrophe. « Ces déluges et ces périodes de sécheresse, ces cyclones et ses glaciations, ne sont-ils que des métaphores excessives d’une sorte d’instinct de suicide, des expressions de conflits intérieurs qui trouvent leur apaisement dans ces collisions violentes avec une réalité extérieure en constante évolution ? » Quatrième et dernière de ces apocalypses « au ralenti », La Forêt de Cristal est aussi la plus belle. Dans la forêt camerounaise, une étrange maladie frappe les végétaux et les animaux, lesquels se recouvrent lentement de cristaux. La nouvelle The Illuminated man (1964) constitue le point de départ de ce roman où beaucoup on cru voir l’influence du LSD, quand bien même Ballard, immodéré buveur de whisky, a toujours démenti cette théorie, expliquant n’avoir essayé que bien après.

L’antimatière

Comme toujours chez lui, le rattachement à la SF n’est qu’un prétexte, mais il ne manque pas de classe. Ballard offre en effet une interprétation unique de la théorie physique de l’antimatière. Dans la forêt envoûtée, le temps a une dimension inversée : la collision des galaxies chargées positivement et négativement provoque leur destruction réciproque, épuisant ainsi la réserve temps du cosmos et entraînant la lente immobilisation de toute vie organique terrestre et sa métamorphose en une merveilleuse vision sulpicienne digne de Saint Jean et de Gustave Moreau. « Le jour, des oiseaux fantastiques volaient à travers la forêt pétrifiée et des crocodiles gemmés étincelaient telles des salamandres héraldiques sur les rives de fleuves cristallins. La nuit, l’homme illuminé courait parmi les arbres, ses bras tournant comme des roues d’or, sa tête une couronne spectrale… ». Sous la voûte céleste de la canopée, la vie organique se fige pour l’éternité et avec elle le souvenir de l’être aimé. Comme toujours chez Ballard, les personnages sont des névrosés qui cherchent dans la catastrophe la réalisation de leur désir morbide. La cristallisation du monde n’est jamais que le signe extérieur de la lente mélancolie du Dr Sanders, parti à la recherche d’une ancienne amante irréconciliable. Quand il la retrouve enfin, c’est pour découvrir qu’elle est atteinte de lèpre maculo-anesthésique, maladie dont il est l’éminent spécialiste. Il éprouve alors « une sensation de soulagement, comme si cette catastrophe-là avait été d’un type auquel ils étaient tous deux bien préparés psychologiquement. La lèpre, comme le cancer, n’est-elle pas une maladie du temps, le résultat d’une trop grande extension de l’individu dans cette dimension particulière ? ». Une conclusion à bien des égards typiquement ballardienne.

Le massacre de Pangbourne

Novella plus que roman, Le Massacre de Pangbourne (1988), retitré Sauvagerie par Tristram, change radicalement de décor. Exit l’exotisme rousselien de la Forêt de Cristal, direction Pangbourne Village, la plus récente et la plus coûteuse d’une série de résidences similaires dans le Berkshire, à l’Ouest de Londres : une enceinte fortifiée (vidéosurveillance, postes de sécurité, patrouilles cynophiles) où cadres supérieurs, avocats, courtiers en bourse, banquiers, médecins et leurs familles savourent le luxe et l’oisiveté d’une existence dorée. Jusqu’à ce terrible jour de juin 1988. « Par où commencer ? On a déjà tant écrit sur le massacre de Pangbourne, ainsi qu’il est désormais connu dans les tabloïds du monde entier, que j’ai du mal à avoir une vision nette de ce tragique événement ». Entre vidéo de police et journal médico-légal, l’écriture simple et fluide colle parfaitement à son sujet. Tout est étrangement décoloré, vidé de toute émotion. Que s’est-il passé ce 25 juin 1988, au cours de cette demi-heure meurtrière pendant laquelle les trente-deux adultes présents, y compris les domestiques, ont tous été sauvagement mais méthodiquement assassinés ? Le mystère de cette faille spatio-temporelle se double d’une autre interrogation : que sont devenus leurs treize enfants ? Derrière la satire d’une société ultra-sécuritaire, Ballard s’amuse surtout à passer en revue toutes les hypothèses possibles et imaginables : groupes de chômeurs longue durée, terrorisme international, IRA, libyens en rupture de ban, bavure militaire d’un commando de recrues inexpérimentées du SAS, émules de Charles Manson, et même… des extraterrestres ! Comme une ultime concession, peut-être, au genre dans lequel il a débuté.

Nouvelles complètes 1956 / 1962, de J.G. Ballard (Tristram)
Sauvagerie, de J.G. Ballard (Tristram)
La Forêt de Cristal, de J.G. Ballard (Denoël)