A l’occasion de la parution d’un numéro de la N.R.F. consacré à ces auteurs en vogue qui font un tabac en librairie, il nous a semblé nécessaire de réagir à cette tentative concertée de réduction de l’espace littéraire. Explications…

C’est dans l’air du temps et personne ne s’en alarme : le crédit naguère accordé à la littérature est en passe d’être soldé -avec perte et fracas. Peu s’en inquiètent car il en est peu pour se refuser au charme délétère des époques de décadence, de ces époques où « la fin de l’art », après avoir été une citation de Hegel, se transforme en tarte à la crème justifiant toutes les impuissances. Yannick Haenel et François Meyronnis, dans le numéro 5 de Ligne de risque, s’insurgent contre les propos du P.D.G. des éditions de l’Olivier, M. Cohen, qui déclarait, dans une interview accordé au Monde des livres, « On peut être ambitieux avec de petits sujets, en acceptant de n’être rien ». Rien d’étonnant à ce qu’un éditeur tienne de tels propos a-t-on envie d’écrire : les éditeurs sont, pour la plupart, des marchands qui, en tant que tel, commandent ou fabriquent de toutes pièces des « produits ».

Formatés, conçus pour plaire. Des livres simples, sans ambitions, dont les chapitres seront suffisamment brefs pour pouvoir être lus entre deux stations de métros. Il s’en est trouvé à toutes les époques depuis que le bourgeois prenant le pouvoir s’est échiné à discréditer l’artiste dans l’effort ; à compter du dix-neuvième siècle, la littérature est un luxe, un truc d’oisif, et l’artiste une manière de parasite. Il s’est donc toujours trouvé des marchands pour accorder foi à l’idée que la littérature est sans rapport au réel parce que d’un autre ordre, ne relevant que des seules lois du langage. Blanchot a théorisé cela, faisant passer cette limitation pour une épure et faisant de l’intransitivité de la parole littéraire un absolu.

L’Oulipo est ensuite venu : l’heure était au jeu. Elle est maintenant aux larmes : la N.R.F. du mois de janvier consacre un numéro aux « moins que rien », à ces écrivains sans talents et sans complexes qui se repaissent de leur médiocrité au point qu’ils en revendiquent l’étiquette. Ils sont bonhommes et s’inventent des plaisirs de fin du monde, à portée de main.

C’est ainsi que Philippe Delerm a publié il y a de cela un an, un livre qui fait aujourd’hui figure de manifeste. « La première gorgée de bière » est une suite de petits textes qui recense tout ce que la vie de monsieur Delerm peut compter de plaisirs simples et gratuits. Depuis « Apprendre une nouvelle dans la voiture » jusqu’à la découverte des différences qui peuvent exister entre « La bicyclette et le vélo ». Censé faire figure de bon vivant tranquille, se refusant à la ripaille et à l’orgie, Philippe Delerm picore : il a un appétit d’oiseau et des ambitions d’hédoniste castré. Mais la vie peut être plus grandiose que cela monsieur Delerm ; la vôtre sans doute pas, mais celle des autres pardon ! Brûlante comme une gorgée de mescal à Quauhnahuac (Au dessous du volcan) ! Ou comme une rasade de gin à Poisonville (La moisson rouge) ! Dans le catalogue de vos plaisirs quotidiens -si l’on excepte un Agatha Christie sorti de dessous les fagots- pas une fois vous ne mentionnez la littérature. Faut-il s’en étonner ? Ou trouver logique que dans le registre des plaisirs honteux, de ces moments que l’on s’accorde en mettant le reste du monde entre parenthèses, vous lui préfériez le tour de France -que je regarde également, mais aurez vous l’intelligence de comprendre que là n’est pas la question ?

L’art militaire nous enseigne qu’il n’est rien de plus dangereux que de combattre sur plusieurs fronts à la fois. Je ne peux pourtant pas laisser passer la préface de Bertrand Visage, le rédacteur en chef de la N.R.F. A ses yeux, cette littérature-là « introduit en secret une soif de lien collectif ». Elle serait ainsi « une interrogation sur la façon dont les hommes vivent ensemble ». Mais si ces bribes de textes ont quelque chose à voir avec les hommes et leur façon de vivre en société, c’est en ce qu’elles rendent compte de l’absence ou de l’impuissance de l’auteur à les inscrire dans un projet d’ensemble ; ce ne sont que des bouts de textes, sans projets, sans souffle pour unifier le tout, caressant dans le sens du poil l’individualisme moderne qui fait que ce « lien collectif » en l’existence duquel monsieur Visage croit encore -est une chimère, le souvenir de temps plus glorieux. Ni laisser passer non plus l’interview et le livre de Jean-Marie Rouart, qui complète et parachève l’œuvre de la N.R.F. Toute honte bue, cet académicien nouvelle mode s’en prend explicitement à la littérature dans son ensemble.

A l’en croire, elle ne serait qu’un ramassis de « vaincus », de « ratés », une sorte d’auberge espagnole, une péniche de l’armée du salut. Jouant brillamment des définitions lâches comme d’autres jouent du couteau, il s’autorise d’une confusion facile entre l’ambition sociale toujours déçue des écrivains et leur ambition artistique -jamais déçue elle : Stendhal SAVAIT qu’il serait lu en 1930, il SAVAIT qu’il avait écrit des chefs-d’œuvre.

Il faut lire Philippe Delerm, Bertrand Visage et Jean-Marie Rouart pour le croire, il faut les lire pour accepter l’idée que des écrivains, des académiciens tentent, de l’intérieur, de dynamiter l’édifice. Mais ce sont là des Judas sans envergure, des traîtres qui ne se suicident pas, sans honneur et sans foi, et qu’une épée fait taire ou délirer : Balzac, Stendhal ou Tolstoï, Chateaubriand, Malraux et Gracq seraient, à en croire monsieur Rouart, des « ratés », des « vaincus ». Mais s’ils sont des ratés, excusez-moi, vous êtes, vous, monsieur, un imbécile.

Arnaud Bertina