DBC (« Dirty But Clean ») Pierre dénonce. En attendant Ludmilla, son nouveau roman, est un conte déjanté et un polaroïd de nos sociétés gangrenée encore par les peurs collectives, la décadence malsaine, les conflits larvés. Sa position ? Celle de l’observateur, désabusé et fasciné par la façon dont les choses se font, sans que personne ne s’en inquiète. Entretien.

Chronic’art : Pourquoi ce nom, « Dirty But Clean » ?

DBC Pierre : En fait, c’est un vieux surnom que des amis m’avaient donné dans les années 80. Au départ, ils m’appelaient juste « Dirty », d’après un personnage de dessin animé. Celui qui incarnait le méchant. Plus tard, je leur ai demandé si on ne pouvait pas changer, parce que mon existence avait changé, qu’elle était devenue plus stable. C’est là qu’ils se sont mis d’accord sur « Dirty But Clean ». Quant à Pierre, c’est autre chose. C’était mon surnom depuis très longtemps et, pour moi, il s’accordait parfaitement à la période qui m’a conduit à écrire. Je l’ai donc utilisé sur le manuscrit, sans même y penser. Aujourd’hui, je me dis heureusement, d’ailleurs, ça prouve que je ne me prends pas trop au sérieux ! Je crois qu’il est important de ne pas avoir trop d’orgueil familial quand on écrit. On est plus libre sans le nom de son père inscrit sur son travail.

Comment avez-vous commencé à écrire ?

Franchement ? Par désespoir. J’ai testé un tas de façon de m’exprimer « artistiquement », mais je n’ai jamais vraiment trouvé quelque chose qui me convienne. Impossible de faire quelque chose de bien. C’est seulement quand je me suis retrouvé complètement fauché, sans aucun moyen pour me fournir en matériaux nécessaires à quoi que ce soit, que finalement… J’ai commencé à écrire, comme ça, un jour, avec beaucoup de colère, de frustration ; et puis j’ai continué. C’est devenu mon premier roman, Le Bouc hémisphère.

Comment décririez-vous vos romans ?

Du photo-réalisme post-contemporain, ou quelque chose de ce genre…

Avez-vous été surpris par le succès de Vernon God Little, et par le Booker Prize que vous avez reçu pour ce roman ?

Complètement. Quand j’ai terminé d’écrire ce texte, je n’imaginais pas qu’une seule personne que je connaisse puisse l’apprécier. Je ne voyais pas ; il n’y avait que moi. Alors, en découvrant que d’autres comprenaient ce que j’avais fait et y voyaient la même chose que moi, j’ai été bluffé. C’était fantastique.

Qu’est ce qui vous a poussé à écrire En attendant Ludmila ?

Un peu la même chose que ce qui m’avait conduit à écrire Vernon : une sorte de gêne, un mécontentement général, une fascination pour la façon dont les choses se font autour de nous. Nous sommes des créatures à la fois pathétiques et perverses : on propose à tous en permanence de grands concepts creux auxquels il faudrait adhérer. J’ai choisi la globalisation, qui est un de ceux-là, et qui en plus tend à accélérer le mouvement général des choses. C’est un mot tellement vide de sens. Il fallait que je lui en donne un…

Comment voulez vous qu’on lise votre texte ?

Avec l’esprit ouvert. Ce n’est pas un état des choses, plutôt une exploration des possibles. Une variation sur un des sujets possibles de nos vies.

Dans le roman, vous introduisez un nouveau langage. Etes-vous particulièrement intéressé par la linguistique, la sémantique ?

Les mots sont des concepts. Toute vie humaine est organisée autour du langage et dépend de lui, des termes que nous utilisons. Ce n’est donc pas une surprise que nous ayons tant de mal à comprendre d’autres cultures : si elles n’ont pas un mot pour quelque chose que nous avons, elles n’ont pas non plus le concept équivalent.
D’une certaine façon, il est parfaitement stupide d’essayer d’exporter nos grandes idées ailleurs -il faudrait d’abord prendre le temps d’observer quels mots sont utilisés ailleurs pour désigner ce qu’on prétend apporter. Et même si nous sommes capables de traduire un mot directement dans une autre langue, le concept peut avoir là-bas d’autres implications. Tout ça me fascine. Il y a là une dimension biblique, la capacité que nous avons en définitive à ne pas comprendre notre prochain, que ce soit accidentellement ou délibérément.

Comment décririez-vous le langage Ubli que parlent Ludmilla et les siens, isolés dans leur Caucase ?

La langue Ubli est parfaitement adaptée aux besoins de la culture Ubli. Elle est donc parfaite, entre autres, pour exprimer la colère. Les Ubli ont eu infiniment de temps pour la travailler, expérimenter des situations de crises. Ils parviennent ainsi à s’exprimer de façon très « créative ». Le langage est le meilleur miroir de l’état d’une culture, d’une société. C’est dans cette perspective que les Ubli, avec leur langage, parviennent à s’accommoder de leur situation de désespoir, de mort, à en faire un cache misère, en bons humains qu’ils sont.

Vous écrivez sans aucun tabou. Est-ce pour vous une façon d’explorer différentes thématiques, d’inventer autre chose ?

Je ne pense pas à ce qui est tabou quand j’écris ; par contre, il me semble que partout où il y a un tabou culturel en place, il y a un problème qui demande à être exploré au plus vite. L’Art, sous n’importe quelle forme, est un moyen idéal pour ces explorations. Je pense qu’une des fonctions première de l’Art est de découvrir des lieux que nous ignorons, de dire d’une nouvelle manière des choses que nous ne pouvons dire autrement. Je pense qu’il est finalement assez naturel de graviter autour de tels sujets, qui recoupent souvent une actualité brûlante. Le terrorisme, par exemple, est quelque chose qui mérite aujourd’hui d’être exploré de toute urgence, mais c’est devenu un sujet tabou, une chose impossible à approcher, à cause des craintes, des frayeurs qui naissent de son évocation même.

Vous jonglez tout au long du roman entre Europe de l’Est et Europe de l’Ouest, réveillant les souvenirs de la Guerre Froide. Puis vous passez à l’évocation du terrorisme à Londres, et mélangez différents moments de notre histoire contemporaine…

D’une certaine façon, je pense que rien n’a vraiment changé depuis le temps où nous étions des singes. Nous somme toujours engagés dans des jeux de pouvoir, dans des activités diverses qui sont guidées par nos plus bas instincts : l’avarice, la peur, l’envie. On ne peut pas vraiment discuter de tout ça : c’est typiquement humain ! Ce qui m’intéresse par contre, en parallèle à ce que j’observe, c’est ce que nous allons nous attacher à dissimuler. Tout ce que nous masquons sous couvert de grands principes et qui nous permet d’agir selon notre bon vouloir, sous la façade d’une apparente vertu. Tout ça pour continuer à pratiquer exactement les mêmes oppressions, vols, exactions en tous genre que nous avons toujours pratiqués. C’est la loi du plus fort. Celui qui a l’argent et le pouvoir décide des règles du jeu.

De quoi vous êtes vous inspiré pour décrire la vie dans le Caucase ? On la sent sans aucune perspective d’avenir ; est-ce un sentiment que vous connaissez vous-même, dans une autre mesure ?

Oui. Je connais ce sentiment de vivre sans plus aucun espoir.
Mais sûrement pas dans une perspective à long terme, contrairement à ce qui se passe avec ces gens que je décris. Pour pouvoir raconter au mieux, j’ai voyagé à travers plusieurs régions du Caucase. J’ai été réellement frappé par la condition désespérée de la plupart des gens que j’ai rencontrés. Qu’ils regardent en arrière ou devant eux, tout ce qu’ils voient, c’est la certitude de la misère passée et à venir, des guerres en tous genres qui se succèdent, d’une mort lente contre laquelle ils ne peuvent rien faire.

Pensez-vous que les gens aujourd’hui soient plus isolés, plus solitaires qu’ils ne l’étaient auparavant ? Vous choisissez pour incarner la mondialisation l’exemple d’occidentaux montant leurs expéditions à l’Est pour trouver une épouse à leur goût…

Oui, tout à fait ! Il me semble singulièrement ironique de constater, et toujours plus, qu’alors que nos moyens de communication sont infiniment plus efficaces aujourd’hui, nous avons de moins en moins de choses à nous dire de vive voix. Comme si la culture de l’individualisme, le concept du « moi » répondant aux exigences du marché et de ce qu’il nous vend, nous avaient rendu plus seuls, plus isolés que nous ne l’avons jamais été. Nous devenons une petite partie du groupe à la seule condition d’utiliser certains de ses produits, qui agissent comme des codes, ou si nous partageons des modes de vie communs. Sans cela, nous sommes seuls.

Votre texte contient également un haut degré de critique à l’encontre de la politique anglaise. Vous parlez de la privatisation des services de santé, de la misère, vous évoquez mondialisation, guerre, démocratie et liberté. Qu’attendez-vous du futur ?

Je pense que ce que nous vivons en ce moment, le capitalisme étendu à l’échelle mondiale, va aller aussi vite que possible avec de moins en moins de contrôles des individus et de plus en plus de possessions dans le monde. C’est devenu un processus qu’on ne peut plus stopper, qui va suivre son cours jusqu’à ce qu’il s’éteigne de lui même. Puis la phase suivante commencera. Comme quelqu’un l’a dit, les hommes et les nations ne se comportent intelligemment que quand toutes les autres alternatives ont échoué.

Vous avez choisi des jumeaux appelés Blair et Gordon, deux personnalités très -différentes, l’une libérale, l’autre traditionaliste ; quelle est votre vision de l’Angleterre d’aujourd’hui ?

Un pays divisé, à la recherché d’une nouvelle identité. Il y a d’une part la vieille Angleterre, avec ses valeurs, sa fierté, et la nouvelle Angleterre, avec son goût marqué pour l’avenir, son envie de prendre le contrôle sur tout le reste. C’est un schéma classique de décadence, qui suit la perte d’un Empire…

Les jumeaux s’éloignent, se rapprochent, s’éloignent à nouveau… Il suffit d’observer leurs façons totalement différentes d’appréhender le monde. Pourquoi ?

C’est une manière de décrier notre propre situation et nos positions. On voudrait si souvent que les autres s’en aillent, et en même temps, on a tellement besoin d’eux… On a besoin d’autres cultures, même si on souhaite qu’elles n’empiètent pas sur la nôtre, ni qu’elles s’approchent trop près. Nous sommes un peu comme des enfants, à nous battre, tenter d’acquérir notre indépendance. Tout ça pour réaliser qu’on a absolument besoin des autres pour se définir soi même.

Propos recueillis par

Lire notre critique de En attendant Ludmilla