Le concert du cinquantième anniversaire de la Déclaration des droits de l’homme donné à Bercy et organisé par Amnesty International et The Body Shop a rassemblé du beau monde pour une belle cause. Les gens qui ont payé assez cher une place « parce que c’est pour Amnesty », ce n’est pas du pipeau, et ça rentre effectivement dans les caisses. Récit de l’événement.


Hard Rock Café, Paris, mercredi 9 décembre, conférence de presse :
« Ce concert n’est pas une célébration mais une commémoration » entonne très solennellement Pierre Sané, secrétaire général d’Amnesty International. Il est à peu près 18h30 et la conférence de presse vient de débuter. Pierre Sané, après avoir égrené le terrifiant martyrologe de l’organisation (meurtres, emprisonnements, tortures, dictatures), continue : « mais ce sera finalement une célébration, aussi… ». Il enchaîne, ému, sur l’information capitale de cette journée : « Ce sera aussi une célébration car il y a cinq minutes, nous venons d’apprendre que Pinochet sera jugé ». Applaudissements. Ce n’est décidément pas le moment de parler d’un prochain album.
Effectivement, tous les artistes présents ce jour et qui prendront la parole à sa suite auront un ton très concerné. Colin Greenwood bassiste de Radiohead, accompagné de son mutique frangin Jon (Tom Yorke ne s’est pas déplacé) se dit « très honoré de participer au concert ». Puis il parle de justice et de Pinochet « nous avons voté pour Tony Blair et nous sommes heureux que notre pays ait pris cette initiative ».
Si l’heure est grave pour les droits de l’homme, on insiste quand même sur la « joie » que suscite l’événement, il est rappelé le rôle de la musique dans la défense desdits droits et Amnesty est heureux « d’offrir » ce concert à la jeunesse de France. « Offrir », le mot est de Sané (360 F quand même…). Mais c’est pour la bonne cause, évidemment.
Et puis il y a Peter Gabriel : respect. Springsteen, invité de dernière minute : total respect. On a échappé à Sting et Axelle Red, dont « le gynécologue » (sic) lui a interdit le concert (respect pour le doc). Manque Ben Harper dont la présence charismatique était évidente dans le contexte. Manque aussi peut-être un groupe de rap bien qu’Asian Dub Fondation puisse faire la soudure. Mais bien sûr, il y a Radiohead dont cette phrase tirée de Airbag trottine dans la tête à chaque fois qu’on pense au concert unique qu’il va donner : « I’m glad to save the universe ! ». Il est donc temps de se téléporter à Bercy.

Bercy, 1O décembre 98, salle de presse, 16h30 :

Des micros pour les interviews, des journalistes pour interviewer, des photographes, des caméras et deux écrans géants pour que la profession suive le concert…
Tracy Chapman, visiblement nerveuse, fait sa balance. Elle est à 50 mètres de nous et pourtant, dans le téléviseur, il semble qu’elle soit à des millions de kilomètres. C’est ainsi, sans sésame, on est parqué dans cette salle pour le restant de la soirée à regarder le concert et à attendre les interventions (il y en aura peu : Anita Roddick patronne de The Body Shop dont il faut souligner ici l’implication pérenne et statutaire dans la défense des droits de l’homme, Shania Twain (?), Peter Gabriel, Youssou N’Dour et Asian Dub Foundation).
Le sésame pour accéder à la salle de concert s’appelle « accréditation Photo/TV ». Grâce à lui, on est autorisé à quitter le sas enfumé pour rejoindre le cordon sanitaire au devant de la scène ou « performent  » les stars. Mais on n’est pas au supermarché ici, on ne se balade pas dans les rayons. La marche vers le Graal est assez disciplinaire, dès qu’un artiste s’apprête à rentrer en scène, on nous sonne, et là, en groupe, on nous emmène dans les couloirs de Bercy parmi les synthés, les batteries et les roadies qui nous toisent sourire en coin. Ce parcours ressemble à une clinique : néons blancs et carrelages aseptisés jusqu’à ce vrombissement : la salle est proche, le son devient live. On nous lâche alors (GO GO GO !) et les photographes se mettent à courir. C’est la guerre, pas le temps de réfléchir ! On se met à courir aussi pour se retrouver sous la scène bombardé par Get up stand up, hymne fort à propos de Marley, chanté à tue tête par Springsteen, Youssou N’Dour, Tracy Chapman et Peter Gabriel (en surcharge pondérale et la boule à zéro comme le Brando d’Apocalypse Now) . Hallucinant. Surtout lorsqu’on se retourne pour recevoir puissance 30 000 l’onde de choc de la foule. Le concert Amnesty (et Body Shop) vient de commencer et les photographes se battent dans une montée d’adrénaline. Ce scénario : salle de presse, matage des écrans vidéos, softs drinks, interviews, et course vers la scène se reproduira plusieurs fois. C’est au début grisant de se précipiter en meute vers l’artiste mais à la longue, c’est pesant. On a du mal à choisir son camp : journaliste peinard qui regarde son concert avec son coca à papoter, ou photographe toujours dans les starting-blocks faisant des vannes sur le concert de Serge Lama ? La procuration confortable ou l’action ? Ce n’est pas un choix cornélien… Le photographe gagne : privilégié de la soirée, il a surtout été le donneur de tendances à la bourse de « qui est la star ou pas, ce soir ».
Peter Gabriel en fera l’expérience. Après son set catastrophique (chanté faux) mais sauvé par Youssou N’Dour sur In your eyes, il rejoint la salle de presse. Là, il répond poliment aux questions de Rolling Stone et BBC1. Les flashs crépitent. Tout est normal. « Oui, j’étais heureux sur scène bien que cela ait été dur. J’ai fait quelques erreurs mais bon, sur ce genre de concert, il y a peu de répétitions » (In your eyes c’est quand même TA chanson, ndrl). Mais soudain les flashs cessent de crépiter, une tornade s’est levée emportant les photographes qui plantent Gabriel en pleine phrase. Alanis Morissette est apparue sur scène sans prévenir, il FAUT y être. La course recommence. Et on se retrouve devant la belle, qui succède à Shania Twain (re-?) et fait un concert remarquable. Elle est heureuse d’être là. Ses fans aussi. Et sur scène c’est bien mieux qu’ailleurs, elle enflamme Bercy. Il faut redécouvrir Alanis Morissette. Suivront Kassav et Tracy Chapman (ou l’inverse) regardés  » journalistiquement  » sur écran avec notre troisième coca. Fatigué de courir… et il faut garder du « pep’s » pour Radiohead. Tracy Chapman assure vraiment avec ses mélodies fluides et légères. On se surprend alors à faire cette réflexion : qu’est devenue Michelle Schocked ?
Springsteen est demandé dans la salle de presse. Après Gabriel au micro, ça ferait une belle collection… Pas de chance, on apprend qu’il est reparti illico en pestant contre le son (mais ce n’est pas la raison de son départ). Pourtant, en acoustique, service minimal oblige, il nous semblait bien calé. On l’avait vu lors de la balance tout sourire et très à l’aise. Ca peut paraître stupide mais assister à une balance de Springsteen faisant des arpèges et déconnant : ça démystifie. Il faut démystifier, en particulier ce soir, on l’a assez compris.
Plus tard, tandis que Youssou N’Dour répond aux questions de deux journalistes sénégalais qui lui demandent d’organiser le prochain concert en Afrique, portables et claviers se mettent en branle. On a commencé à écrire, l’événement bat son plein.
De notre côté, on récapitule :
Après l’intro des quatre, Springsteen a essuyé les plâtres, Sa Sainteté le Dalaï Lama a enchaîné en sciant tout le monde : « je ne connais pas votre danse mais je suis heureux d’être ici », une fille en pleurs m’avouera être passée à trois mètres de lui. Depuis, elle se fiche de voir Springsteen ou Radiohead… (flippant), ensuite Kassav’, Youssou et Peter, Shania Twain (?), et la très crédible Alanis Morissette. On biffe ces noms, et les mains deviennent moites… D’après le programme, c’est au tour de Radiohead ! C’est donc à nouveau la course vers la scène de Bercy très chauffé… Merde ! Apparaissent Robert Plant et Jimmy Page qu’on avait complètement oubliés… Leur concert est rauque, lourd et un peu pitoyable. Charmé par la première chanson et vite gonflé par les suivantes, je m’amuse à fixer Plant. Vieilli, Bouffi. C’est l’anti Iggy Pop, qui doit se la couler douce à Mexico… Aurait-il ici montré sa bite ? Retour perdant dans la salle de presse où c’est Waterloo. Antoine de Caunes apparaît et Philippe Manœuvre rigole dans un coin. On s’en fout mais on écoute tout de même les conversations.

23h10, réveillé par le bon sens. C’est au tour de Radiohead ! Et rebelote, c’est le 100 mètres vers le devant de la scène. Hurlements, deux évanouissements à la minute (filmés par MTV) : Thom Yorke et ses acolytes ont commencé. Je remarque que nous sommes deux fois moins de photographes (Radiohead n’est pas côté à la bourse des photographes de la presse généraliste). Allez ! C’est tant mieux. C’est parti pour 40 minutes de concert. L’onde de choc est immédiate. Irradié par le charisme du groupe, on est soufflé. On a beau connaître la géographie de chaque morceau : chaque virgule, chaque envol, chaque interstice… C’est orgasmique. Radiohead sur scène, c’est comme si en empruntant le parcours familier qui vous ramène à la maison, vous arpentiez des rues légèrement redessinées que vous connaissez forcément.
Tout se bouscule alors : Amnesty fête les cinquante ans de la DUDH, et Radiohead joue sa seule date en Europe pour ça. « Sans Amnesty, toute la déclaration ne serait que pure rhétorique » (Ed O’Brien). CQFD. D’autres propos de Greenwood donnés à la conférence de presse reviennent en mémoire : « On ne parle pas en terme de cause. Ce concert signifie plus car le plus important pour nous ce sont les 50 prochaines années ». Dans cinquante ans, Paranoïd androïd et ou Fake plastic tree seront considérés comme des masterpieces, et les droits de l’homme comme universellement acquis. C’est le pari que Radiohead impérial et œcuménique nous oblige à faire en voyant Thom Yorke (look Boris Becker) prêcher sa bonne parole mais surtout en se retournant pour recevoir TOUT Bercy qui reprend comme à la parade chaque chanson pourtant elliptique, mot à mot…
C’est dit : Radiohead ce soir-là a provoqué (malgré lui) un sentiment de fraternité et de bonheur que ni les prédécesseurs malgré leur mérite respectif (comme on dit), et ni Youssou N’ Dour ou les trépidants Asian Dub Foundation (à suivre) ne parviendront à ranimer malgré leur savoir-faire. Voilà pourquoi Radiohead a, en un sens, sauvé l’Univers, ici et maintenant, pendant 40 minutes.


Le site d’Amnesty
Le site de The Body shop