Un peu plus qu’un musicien, à peine moins qu’un saint : Coltrane a imprimé sa marque à toute l’histoire du jazz moderne mais aussi fait de ses disques les jalons successifs d’une quête spirituelle et mystique, au point qu’une église de San Fransisco l’a choisi pour patron. Retour sur l’éblouissante trajectoire d’une légende à l’occasion de la réédition de deux de ses enregistrements majeurs.

Ca a commencé en 1971, quatre ans après la disparition du saxophoniste, dans un appartement privé de San Francisco transformé en chapelle : F. W. King venait de fonder l’Eglise Saint John Coltrane, que l’archevêché de Chicago reconnaîtra officiellement onze ans plus tard. Chaque dimanche, les prêtres y officient saxophone en main et invitent les fidèles à célébrer la mémoire du musicien américain (aux initiales prophétiques : J.C.) en reprenant en choeur le plus mystique de ses enregistrements, A Love supreme. « All praise be to God to whom all praise is due », écrivait-il dans la pochette de cet album mythique après l’écoute duquel sa mère, dit la légende, aurait eu ces mots définitifs : « Mon fils a vu Dieu. Il n’aurait pas du. Celui qui a vu Dieu va mourir ». C’est dire la saisissante dimension spirituelle d’une oeuvre qui, en plus d’avoir laissé une marque profonde dans l’histoire d’une musique dont il est devenu l’un des pôles référentiels incontournables, s’est chargé d’un poids émotionnel et d’une manière de radicalité mystique telle que, ainsi que l’explique Steve Coleman, « il ne s’agit pas seulement de musique ; Coltrane, c’est une exploration des voies qui mènent à la musique ». Coleman, Michael Brecker, Gato Barbieri, Jan Garbarek, Brandford Marsalis (qui n’oublie jamais de le remercier dans les dédicaces de ses disques, et ajoute : « je ne comprends pas tout. Un jour j’y arriverais ! ») : il n’est guère possible d’énumérer les souffleurs qui, sous son influence directe, se sont engouffrés dans les innombrables voies nouvelles dont il a eu les géniales intuitions. A tout prendre, c’est presque l’intégralité des entrées d’une encyclopédie du jazz qu’il faudrait mentionner : de Hank Mobley à Wayne Shorter, de Albert Ayler à Yusef Lateef, c’est dans le prolongement ou autour du tourbillon coltranien que tous se sont efforcés de penser ou repenser leur jeu, leur technique, leur projet musical. Avec Coleman Hawkins, Lester Young et Charlie Parker, Coltrane fut l’un de ces monuments après le passage desquels rien n’est plus vraiment pareil ; monument mais aussi cicatrice, tant profonde reste son empreinte et puissants les échos, parfois traumatiques, qu’il aura laissé sur les musiciens des générations suivantes.

Drunk & dope

C’est pourtant un garçon discret qui, à vingt-trois ans et après quelques engagements dans des groupes de rythm’n’blues ainsi qu’une association avec les frères Heath (Jimmy, Al et Percy), se retrouve au pupitre des anches dans le big band du trompettiste Dizzy Gillespie, principal pilier, avec Charlie Parker, de la révolution bebop. L’hagiographie, elle, retiendra surtout l’année 1955 : Miles Davis lui propose de venir remplacer le ténor Sonny Rollins dans son quintet « historique » (Red Garland au piano, Paul Chambers à la basse, Philly Jones à la batterie) ; l’enjeu est de taille (le public adorait son prédécesseur) mais, on s’en doute, à sa mesure : « aucun d’entre nous n’avait entendu parler de ce jeune type tout timide, raconte Miles Davis. Mais quand il a commencé à souffler, on s’est tout de suite rendu compte que quelque chose de nouveau était ent train de se passer. »
Il participe notamment aux albums Round midnight et Flamenco sketches et se débrouille de son mieux pour faire honneur à la réputation de D & D band (« Drunk » et « Dope ») qui colle au groupe du trompettiste : toxicomane chronique, Coltrane baigne en pleine déchéance physique et entretient des rapports de plus en plus tendus avec un Miles Davis que ses passages à vide (il s’écroule régulièrement entre ses solos) finissent par lasser. La légende retient de fait aussi (et peut-être même surtout) l’année 57 comme celle de la libération, voire de l’illumination : rentré chez ses parents, il y entame une douloureuse cure de désintoxication solitaire (il s’enferme avec un régime à base de légumes et les échos des prières de sa mère et de sa femme, Naïma), trouvant dans la foi et la pratique instrumentale obsessionnelle les ressources de son combat. Plus tard, il écrira dans les notes de A Love supreme : « During the year 1957, I experienced, by the grace of God, a spiritual awakening which was to lead me to a richer, fuller, more productive life. At that time, in gratitude, I humbly asked to be given the means and privilege to make others happy trough music. I feel this has been granted trough His Grace ».

Giant steps

C’est donc un Coltrane libéré et converti que retrouvent Thelonious Monk au Five Spot, en juillet 1957 puis à nouveau Miles Davis, en compagnie de Bill Evans et Cannonball Adderley. Il travaille jour et nuit, monte un premier quartet avec Steve Kuhn, Steve Davis et Pete La Roca, commence à enregistrer sous son nom, exploite et transcende l’expérience acquise au côté de Monk et grave ses premiers grands disques : Lush life, Soultrane ou encore l’extraordinaire Blue train, sous étiquette Blue Note, qui lui confère une forte notoriété. Un contrat signé chez Atlantic lui permet d’enregistrer, en 1959, le mythique Giant steps : le thème éponyme, aux harmonies enchaînées à toutes blindes comme une cascade, mobilise tout le talent et la virtuosité de Tommy Flanagan (piano), Paul Chambers (basse) et Art Taylor (batterie) ; il est devenu depuis, à l’instar des fameux « Countdown » (dont on ne compte plus les reprises), « Naïma » ou « Cousin Mary », l’un des morceaux les plus célèbres du répertoire jazz moderne. Saxophone en main (ténor et, à partir de 1960, soprano), Coltrane écrit une page du jazz après l’autre, accélérant, ne s’arrêtant plus, comme pris dans un cyclone qu’il a déclenché mais ne parvient plus à enrayer. Les albums majeurs s’enchaînent ; il forme bientôt le quartet avec lequel il accomplira la meilleure partie de sa quête musicale -le tout jeune pianiste McCoy Tyner (il a 22 ans), le bassiste Reggie Workman (remplacé par la suite par Jimmy Garrison), le batteur Elvin Jones. Sifflé à l’Olympia, le groupe met à terre le public new-yorkais et une critique qui perçoit immédiatement la portée révolutionnaire de ce qui se construit là, dans l’urgence, comme un monde créé sans réelle préméditation sous le souffle d’une inspiration quasi-surnaturelle.

Tout réécrire

Dès le début des années soixante, la chose est entendue : Coltrane s’impose comme le plus important des musiciens de l’ère post-bop. Parallèlement à une New thing (autre « chose entendue », elle aussi, dont il permet -ou en tous cas favorise- la naissance et le développement sans réellement y participer, du moins dans la lettre) en pleine destruction des valeurs musicales traditionnelles (59 est aussi l’année du Free Jazz d’Ornette Coleman), il invente un univers sulfureux et vertigineux où, entre tonalité et modalité et sur des tempos infernaux, il tire d’un saxophone maîtrisé à la perfection des sonorités et des flux inédits, techniquement ahurissants.
My favorite things (avec un thème éponyme adapté d’une ritournelle populaire, dont il fait un stupéfiant labyrinthe d’arabesques au soprano), Impressions, Chasin’ the Trane, Olé, Africa/brass sessions (pour lesquelles il collabore avec Eric Dolphy ; les deux souffleurs se retrouveront encore lors des fabuleux concerts du Village Vanguard, en novembre 1961) sont autant de jalons posés dans un course effrénée vers un but dont on n’est pas certain qu’il ait su lui-même en quoi il consistait, comme s’il s’agissait, après avoir tourné une page décisive de l’histoire du jazz, de tout réécrire, tout repenser, tout réélaborer dans des cadres nouveaux, ou plutôt hors cadres, au-delà de tous les paradigmes précédents -à l’exception de celui du blues. Ses solos déchirés et interminables, la puissance de son jeu habité et extraordinairement intense suscitent parfois le rejet ou la perplexité ; lui pousse chaque jour un peu plus loin ses horizons, écume les studios et les scènes du monde entier, s’intéresse aux racines africaines et à la musique indienne (celle de Ravi Shankar, en l’honneur duquel il prénommera par la suite son fils) ainsi qu’à des mystiques religieuses dont il paraît vouloir donner dans sa musique l’impossible traduction syncrétique et universaliste. A Love supreme, « offrande » enregistrée en 1964, restera comme l’un des sommets d’une quête spirituelle autant que musicale -les deux ne font d’ailleurs qu’un, sa musique étant en définitive le langage adéquat de son mysticisme.

Plus loin

Les dernières années le verront pousser sa démarche vers son extrémité et faire basculer sa musique dans un magma incantatoire et sauvage ; pour Transition, Sun ship ou Meditations, il s’entoure de jeunes saxophonistes -John Tchicai, Archie Shepp ou, bien sûr, le fidèle Pharoah Sanders- sur lesquels s’appuyer pour porter encore plus loin le regard, pousser plus avant le défrichage de possibles désormais totalement détachés de tout repère tangible. Coltrane détruit, reprend, refait, dérégule, dépasse toutes les bornes instituées (et, bien souvent, les plus audacieuses des tentatives free) pour s’approcher au plus près d’un feu spirituel dont personne n’est véritablement en mesure d’éprouver la teneur ni la proximité, quand bien même il entraîne derrière lui ses musiciens (le batteur Rashied Ali, notamment, ou encore sa seconde femme, la harpiste Alice Cotrane). Sacralisé de son vivant (meilleur jazzman de l’année 65, et d’ores et déjà musicien culte -pour une fois, aux sens premier et second du mot- pour beaucoup), il laissera Expression et Stellar regions comme ultimes traces d’une oeuvre dont l’authenticité spirituelle et humaine est désormais question d’appréciation personnelle et de rapport singulier de chacun. Ratrappé par un passé tourmenté et ses années de toxicomanie abusive, Coltrane succombe à un cancer du foie le 17 juillet 1967, à New York. Influence sur les quatre décennies suivantes : astronomique, parfaitement inquantifiable. Equivalents : sans doute inexistants, mais on a souvent présenté Hendrix comme le « Coltrane de la guitare ». Mythe : en marche, entretenu par des musiciens de tous horizons (toute la jeune garde du jazz contemporain mais aussi, ailleurs et en des temps différents, les Byrds ou Sonic Youth). Cicatrice : jamais refermée.

Sur le Net :
– Une discographie en français établie par Pierre Dulieu
My favorite things : un site (en anglais) créé par Scott Anderson
– Le site de la Saint John Coltrane Church
Voir aussi nos chroniques des rééditions de Coltrane, Ballads et A Love supreme