Avant de réaliser « Coûte que coûte », puis sa première fiction Sinon, oui, Claire Simon avait, en 1996, filmé la cour de récréation d’une école maternelle : Récréations. A l’occasion de la sortie de sa sortie en salles (il avait été auparavant diffusé deux fois à la télévision, sur Arte, chaîne co-productrice), nous sommes allés l’interroger sur ce film, sur le statut du documentariste aujourd’hui, et surtout, sur le plaisir de filmer.

Chronic’art : Est-ce que vous pouvez nous parler de la façon dont vous avez travaillé sur Récréations ?

Claire Simon : C’est le genre de questions qui m’énerve parce qu’on dirait qu’en connaissant le mode d’emploi du film, on parle du film. Mais si je vous disais que j’étais seule à la caméra, que j’ai passé un mois à l’école maternelle, que j’ai filmé tant d’heures de rushes, qu’est-ce que ça apporte…? Plus que les questions techniques je pense que c’est le rapport avec les gens qu’on filme qui est important.

Mais justement, peut-être est-ce que le dispositif filmique influence la relation avec ceux que l’on veut filmer. Comment est-ce que les enfants ont réagi à la présence de la caméra dans la cour de récréation ?

Ils s’y sont habitués. De toutes façons, pour les enfants, les adultes sont des modèles achevés, immenses, donc toute proposition de la part d’un adulte est acceptable. Alors, je leur ai expliqué ce que voulais faire : que je n’étais pas une maîtresse, que je ne caftais pas, que tant que le sang ne coulerait pas à flots, je n’interviendrais jamais, que je voulais filmer leurs jeux…

Vous dites que vous n’intervenez pas, mais les enfants, eux, vous incluent parfois dans leurs jeux. Il y a par exemple un petit garçon qui dit à un autre : « on va jouer à ça, et elle, elle nous filmera ».

Ah oui, j’étais dedans. J’étais dans l’action d’une certaine manière. Eux, ils étaient en train de cracher et comme ils savent que les parents n’apprécient pas trop ça normalement, mais que moi, je regardais et je ne bougeais pas, alors ils me testaient. Puisque je ne bougeais pas… C’était dur à admettre pour eux, cette espèce de personne qui ne faisait pas respecter la Loi. Je leur expliquais quand même assez régulièrement que nous, les grands, « ça nous intéresse de savoir comment vous jouez. Non pas pour vous faire des reproches mais parce que ça nous apprend des choses et sur vous et sur nous ». Et puis, comme je n’étais pas un bon partenaire de jeu par ailleurs, eh bien ils me laissaient faire. Et ceux qui ne voulaient pas se laisser filmer me le signifiait très clairement.
Qu’est-ce qui vous a attirée dans la cour de récréation ?

C’est le jeu. Qu’est-ce qu’on fait dans la cour de récréation ? On ne fait que jouer. En fait je voulais savoir ce qui se joue dans le jeu. Jouer c’est faire semblant, « c’est pour de faux ». Or parfois on voit combien c’est important pour les enfants, et finalement, le faux « c’est pour de vrai ». Mais ce n’est pas tout le temps le cas. Quand c’était le jeu pour le jeu, quand il n’y avait rien que le jeu, ça m’intéressait moins… Les gens ont toujours tendance à penser que le documentaire reflète la réalité. Mais dans le documentaire, comme dans un film de fiction, on joue. C’est difficile à expliquer mais il y a des effets de réel que le film produit qui sont faux. Dans Récréations, par exemple, l’histoire de la prison, on peut la raconter autrement. Lorsque l’enfant hurle à la fin du film, c’est bidon. Il pleure vraiment, certes, mais en même temps, c’est pas très grave. Ici, j’ai choisi de le montrer pour qu’on voit bien que ce n’est pas très grave. Il y a forcément de l’interprétation tout le temps, donc on n’est pas plus en face du réel que dans la fiction. On est devant du réel interprété, parce que le réel tout court, c’est difficile à déterminer, le réel tout court… C’est quoi ?

Qu’est-ce qui vous plaît particulièrement dans la forme documentaire ?

L’inconnu. Le fait de ne pas savoir. D’être dans cette position d’interroger le monde, d’interroger un oracle, de solliciter la pythie. Ce sont des questions qu’on pose au monde. C’est ça qui m’intéresse : s’organiser pour interroger le monde. C’est ne pas savoir. Et aimer ne pas savoir. Faire dans l’instant. C’est un art du présent.

Ce qui m’a frappée dans Récréations c’est la violence des enfants.

Ça ne peut pas se passer bien, hélas. Il veulent tous la même chose, et aucun de la même façon, voilà… Ça ne peut pas marcher. Il faut qu’ils apprennent. La maternelle dans laquelle j’ai filmé Récréations, c’est celle où va ma fille. C’est une très grosse maternelle, ils sont trente-cinq par classe et quand on les voit jouer dans la cour de récréation, on se dit que s’ils s’en tirent, ça va, ils auront appris quelque chose de la vie.

Vous avez dit qu’il vous semblait important d’arriver sur un documentaire en ayant l’impression de ne rien savoir, mais est-ce que vous êtes ressortie de la cour de récréation en ayant appris des choses ?

Je ne sais pas… Je crois que j’ai pu connaître des situations de souffrance ou des situations très humiliantes. Il faut traverser ces épreuves. Avant de commencer à filmer, quand je regardais la cour, je revoyais des choses dont j’avais honte, et que j’aurais préféré oublier. On n’a pas toujours été très bien, on a sadisé ou on a été sadisé… on l’a oublié et c’est tant mieux. Et pourtant, quand je filmais, je m’apercevais qu’il fallait passer par la honte. Parce qu’il y avait des choses qui se transformaient dans cette épreuve. Par exemple, dans le film, dans l’épisode du saut, il y a quelque chose qui se transforme pour la petite fille. Alors qu’on peut croire qu’elle ne sautera jamais et qu’elle sera toujours aux abonnés ratés, eh bien non, elle se transforme. Donc c’est pas si horrible que ça.

Est-ce qu’il y a un plaisir particulier à faire du documentaire ?

Oui. On est engagé physiquement avec la caméra, avec ce qui se passe. On est dans un rapport unique, dans l’immédiat. On ne contrôle pas et il faut réussir à être constamment dedans. Evidemment, il y a énormément de miracles qui peuvent arriver… Et puis je suis seule et c’est moi qui fais tout, donc je suis entièrement disponible. Enfin, personnellement, je suis assez maladroite, et la façon de lutter contre cette maladresse est de raconter ce qui se passe. C’est ça le plaisir. Et c’est extrêmement agréable.

Propos recueillis par

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