Comment se porte le réel, où en est le cinéma, quelles nouvelles de leur négoce ? Petit bilan à l’occasion de la (déjà) trentième édition de Cinéma du réel, indispensable festival de films documentaires qui s’est déroulée du 7 au 18 mars 2008.

« Cinéma du réel » : comme intitulé pour un festival de docs, ce serait un peu pompeux si l’on n’y tenait, chaque année depuis maintenant trente ans, la promesse d’ausculter attentivement la pelote théorique où les deux se retrouvent noués. Promesse tenue en 2008 avec une remarquable intelligence, à la faveur surtout d’une passionnante rétrospective de films américains 60’s, dont ceux de Shirley Clarke et Jim Mc Bride, tous d’une richesse folle sur la question. On y revient.

« Cinéma du réel », donc : formule moins péteuse qu’audacieuse, où la définition vaut plutôt comme problème. Qu’est-ce que ce serait, le « cinéma du réel » ? Et d’abord, qu’est-ce que c’est que le « documentaire de création », formule généralement retenue pour évoquer la tonalité des films sélectionnés ici ? Si on voulait caricaturer, on pourrait dire que souvent le « documentaire de création » se compose, à 30%, de travellings pensifs sur des bords de route à travers les vitres sales d’une voiture de location, et pour le reste, de plans austères pointés sur une réalité sociale pas très rigolote, pour dire que le Réel, c’est rugueux, ça pique. Ce serait bien sûr exagéré, même si, il faut bien le reconnaître, il est difficile de couper à une telle formule (l’édition de cette année n’a pas fait exception). Une question plus sérieuse, essentielle, se pose : qui, dans de tels films, fait acte de création ? L’auteur ? Forcément, mais pas seulement. L’objectif, qui porte mal son nom et transforme immanquablement ce qu’on lui commande d’enregistrer? Le Réel lui-même, comme un grand, dont il s’agirait de documenter la perpétuelle réinvention ? Les sujets filmés, qui sous le regard de la caméra s’y inventent en personnages ? Un peu de tout ça, en fait, et précisément les meilleurs films sont en général ceux qui prennent acte de cette profusion.

Un mot de la sélection, d’abord, et du palmarès. Le grand prix cette année à été attribué à Holunderblüte (cf. photo). Film allemand, donc. Beau film, c’est sûr, difficile de dire le contraire même si l’on fut un peu rebuté, au départ, par son côté chichiteux, son envie de séduire et ses jolis plans contemplatifs un peu pesant. Le décor est planté à Kaliningrad, enclave russe perdue entre Pologne et Lituanie, village à l’abandon où Volker Koepp a choisi de ne filmer que les enfants, rôdant et jouant dans la terre mouillée, racontant leur vie à l’objectif. Le plus beau est là, justement, dans le rapport singulier qui s’installe entre chacun des mômes et la caméra. Aussi dans le sentiment d’insularité, fort troublant, qui se dégage de cette vie un peu hors du monde, en suspension, comme connectée uniquement à la respiration du milieu (beaucoup de plans, splendides, sont traversés par un vent terrible). Dans un genre finalement pas si lointain, l’austro-américain Minot, North Dakota repart avec le prix du court métrage. Là, pour le coup, les 18 minutes du film sont (presque) exclusivement constituées de travelling en voiture sur des paysages du cru, tandis qu’en off, une poignée de locaux raconte : depuis la guerre froide, 150 missiles nucléaires sont enfouis dans le sol de cette petite bourgade du Dakota, toujours prêts pour un conflit international. Les témoins invisibles, gamins ou militaires chargés de surveiller le matos, racontent la vie au-dessus des bombes, commentent simplement la politique extérieure du pays, de la Guerre Froide à l’Irak (il y a ce témoignage, impayable : « Petite, j’avais une instit qui nous disait que Saddam Hussein méritait d’être ligoté devant des séries américaines et forcé à manger du jambon »). Le dispositif est fort judicieux, qui fait remonter cette réalité aberrante, via les commentaires off, depuis les profondeurs de l’image tandis que la surface (maisons typiques, diners, pistes de plaine) n’en dit rien. Ou presque : tout le film est baigné d’une bande son atonale flippante et l’image travaillée d’étranges effets vidéo. Un plan tranche, le plan fixe interminable d’un autochtone adolescent qui fait du trampoline, achevant de faire du film un cousin documentaire du Gummo de Harmony Korine. C’est très réussi, vraiment saisissant.

Quelques belles découvertes, par ailleurs, parmi la poignée de films vus. Water Buffalo, de la française Christelle Lheureux, déploie lui aussi un très beau dispositif, et une variation inspirée autour du récit de vie. Deux récits se mêlent, ou plutôt, l’un vient faire son lit dans l’autre, s’y résoudre et en même temps l’éclairer étrangement. A Saigon, une jeune femme regarde un mélodrame à la télé, le récit d’un gamin parti sur les traces de son père juste après la guerre. Le premier plan la saisit devant la télé, puis on se sépare de l’image du mélo, pour ne suivre plus que la fille, dans son quotidien (lessive, virée au karaoké…), tandis que la suite du récit nous est donnée, en off, par sa propre voix. Idée splendide que ces images à double-fond (décidément), où parfois viennent se réinviter, par surprise, celles de la télé. De loin, l’un des films les plus élégants qu’on ait vu. Elégant, L’Empreinte, film français lui aussi, l’est tout autant, mais sur un mode plus conventionnel. On y enregistre, à la faveur de longs et magnifiques plans fixes, le travail à l’œuvre dans une boulangerie d’Afghanistan. Tout tient dans la répétition à l’infini des gestes (pétrissage, façonnage, cuisson…), l’espèce de ballet autiste où les corps sont pris, rengaine hypnotique enregistrée avec une belle rigueur. Avec Glorious exit, le suisse Kevin Merz, cherche plus, lui, le plaisir pur du récit, qu’il trouve sans mal et livré sur un plateau dans le périple de son demi-frère, acteur métis installé à Los Angeles. À la mort de son père nigérian, celui-ci, en qualité d’aîné, se retrouve obligé d’organiser les funérailles au pays, dont il ignore toutes les traditions. Organisation compliquée de la cérémonie, rivalités claniques : la narration se déploie sur les chapeaux de roues, huilée comme une fiction pure, aimantée par l’énergie du demi-frère, personnage formidable (qu’il soit comédien par ailleurs n’y est pas tout à fait étranger). Un autre personnage formidable, mais sur un registre plus habituel, fait tout le sel de L’Initiation, doc français, moins rigoureux, plus convenu, mais pourvu d’un sujet hilarant. Pendant trois jours, dans un Holiday Inn de la région parisienne, une batterie d’étudiants d’une prépa HEC de luxe participe à un séminaire organisé dans le but de les préparer à l’ « entretien de personnalité » des grandes écoles de commerce. On devine que c’est drôle, mais c’est au-delà des espérances : pour secouer les jeunes recrues, il y a une espèce de formateur invraisemblable, sorte de G.O. néolibéral, formidable personnage comique maniant comme personne la novlangue de l’économie mondialisée, personnage qu’un cinéma de fiction désireux de brocarder cette culture-là serait bien en peine d’inventer.
Qu’importe le montage un peu hasardeux du film, et qu’importe aussi que le costume de la sociologie de gauche antilibérale (puisqu’il s’agit, forcément, de dire l’inhumanité du système, sa bêtise crasse, tout ça) soit un peu grand pour lui. C’est d’abord d’un excellent film comique qu’il s’agit, et dont les ressorts ne tarissent jamais, tant le potentiel du formateur est grand en la matière.

Parlons aussi des sélections parallèles, dont on disait en préambule combien s’y mesure toute la finesse de la programmation. Outre une sélection de films d’Asie du Sud-Est, une consacrée à la prison, une autre au tourisme (rien vu de tout ça, malheureusement, il eut fallu plus de temps), l’évènement consistait cette année dans la section « Americana », très riche panorama de films américains des 60’s. Il s’agissait notamment de faire retour sur les images militantes élaborées alors en réaction au pouvoir, qu’il s’agisse du conflit vietnamien ou de la question noire. Ainsi, par exemple, des films du collectif Newsreel, films rares et passionnants, films en colère (dont toute la fonction fut de dévoiler le contrechamp des images officielles), archives inestimables, et parfois surprenantes dans leur contenu. Last summer won’t happen, de Peter Gessner, membre de Newsreel installé à San Francisco en 1968 (et aujourd’hui détective privé), documente l’état, passablement avachi, du mouvement contre la guerre un an après le Summer of love. Entre deux acides, on croise Abbie Hoffman (fondateur célèbre du Youth International Party, visible aussi dans un doc – nul – sur Lennon, en salles en avril), et les conversations titubent entre évaluation ramollie de la lutte et questionnements complexes, du genre : « Est-ce qu’on peut considérer que tuer un flic est un acte d’amour ? ». Citons aussi cet échange, magnifique, entre deux hippies fatigués : « L’idéal serait sûrement de faire l’amour tout le temps, pour toujours… » / « Peut-être, mais tu ne tiendrais pas ; au bout d’un an, tu finirais par sortir pour acheter des bagels ».

L’intelligence de la programmation, on s’explique enfin : elle tient à la présence, dans cette même section « Americana », d’une rétrospective des films de Shirley Clarke, et d’une autre consacrée à Jim Mc Bride. Intelligence parce qu’il s’agit là de films où se pose comme jamais la question théorique ouverte par le titre du festival, celle du rapport indémêlable du cinéma au réel. Où, déjà (dès le début des 60’s pour Clarke), tout ce qui peut être problématisé des enjeux liés à pareille question (impasse de la quête de « vérité » où s’embarque la caméra documentaire, voyeurisme, séparation du regard de la chose vue…) l’était avec une force sidérante. Shirley Clarke est connue pour être, avec Jonas Mekas, Robert Kramer et quelques autres, une icône absolue du cinéma indépendant new-yorkais. Etaient présentés ici ses trois films les plus fameux, The Connection, The Cool world et Portrait of Jason. Le premier, daté de 1962, est un faux film-vérité, qui se présente comme le montage in extenso de rushes tournés par un piètre documentariste dans un appartement miteux de New York. Une bande de toxicos ramollis, dont quelques jazzmen affairés à leurs instruments, y attendent fébrilement l’arrivée du « cow-boy », c’est-à-dire du dealer (celui qui vient à cheval – horse, l’héroïne), tandis que le réal un peu bouffon se lamente, off mais aussi dans le champ, du peu d’énergie qu’ils mettent à « être naturels ». C’est le film le plus théorique, en cela il est passionnant, mais il est aussi très drôle malgré la rigidité de son dispositif. The Cool world est une fiction, somptueuse, échafaudée à même la réalité crue du ghetto de Harlem, où l’on raconte sur fond de jazz le quotidien d’un groupe de très jeunes Noirs fraîchement constitué en gang et dont l’apprenti-caïd part en quête d’un flingue. Produit par Fred Wiseman (qui est venu faire coucou à la fin de la projo), c’est peut-être l’un des plus beaux films qu’on ait pu voir dans la catégorie newyorkais-indés-60’s. Portrait of Jason enfin, film surprenant, consiste en l’interview par Clarke et Carl Lee (comparse de Clarke croisé dans les castings des deux premiers) du dénommé Jason, noir, homosexuel et prostitué. Autant dire loin des canons officiels de l’Amérique des sixties. Il n’y a rien d’autre au long des 99 minutes que durent le film, rien que Jason dans sa chambre d’hôtel qui raconte sa vie, Jason qui en fait des caisses, sifflant vodka sur vodka et fumant quelques joints, Jason hilare ou pleurant des larmes de crocodiles, plié au sol, Jason personnage flamboyant de son récit, tout juste découpé par les passages au flou de Clarke à chaque fois que le bobine achève de se dérouler. Il n’y a rien d’autre et rien ne manque, c’est juste incroyable.

Et pour finir, Jim Mc Bride, donc, dont on ne connaissait jusqu’ici, côté fiction, que quelques fleurons des 80’s un peu tombés aux oubliettes – un remake de A bout de souffle avec Richard Gere et deux films, The Big easy et Great balls of fire, qui furent le pic de la carrière de Dennis Quaid. Sauf que Mc Bride est connu aussi pour quelques films autrement plus personnels et qui allaient devenir de solides références underground du journal filmé. Pourtant le premier, David Holzman’s diary, est un faux journal intime. C’est tout son intérêt puisque Mc Bride, fasciné par le cinéma-vérité, lui rend un hommage en même temps qu’il en moque les limites et la prétention. David Holzman, jeune cinéaste, commence un film sur sa propre vie, mais rien ne fonctionne comme prévu : sa copine refuse d’être filmée et le plaque, ses amis artistes théorisent dans le champ sur l’impasse ontologique de l’image documentaire… Il finira par se faire voler la caméra, et le film sera conclu par sa seule voix, dépitée, sur un écran noir. My Girlfriend’s wedding, le deuxième film, beau à pleurer, de Mc Bride, est cette fois un vrai journal, resserré sur un sujet génial. Quelques jours avant de commencer à tourner, Mc Bride est tombé fou amoureux de Clarissa, qui le lui rend bien mais, parce qu’elle est anglaise, militante, et voulait une carte verte au plus vite pour continuer ici la lutte, elle a déjà planifié d’en épouser un autre, qu’elle n’a jamais rencontré. C’est ce mariage que Mc Bride s’est mis en tête de filmer, celui, promis par le beau titre du film, de sa petite amie. Le film commence à la façon de Portrait of Jason, par un long entretien en plan fixe de Clarissa, qui est sublime, ressemble à une Joconde repeinte au grain 16 mm du cinéma indie. Belle idée, d’emblée : parce qu’il ne sait pas vraiment par où entamer le portrait, il lui demande de vider son sac, littéralement. Autre plan, vingt minutes plus loin, Clarissa est sur le toit de son immeuble, elle est toujours sublime, et enfin elle évoque le mariage. La main de Mc Bride surgit du quatrième mur, frôle la joue de Clarissa, qui est un peu triste. Cut. Clarissa en robe de mariée, dans l’appart de Mc Bride, lequel ne retient que deux secondes de cette image qui le chiffonne, et balance lui-même, off : « Cut ! ». Depuis Great balls of fire, Jim Mc Bride n’a plus réalisé que des téléfilms ou quelques épisodes de séries télé. C’est incompréhensible.

Voir le site officiel du festival Cinéma du réel