Depuis le 10 février, date de la publication du jugement rendu par la Cour d’appel de Paris contre AlternB, la Toile s’enflamme… à juste titre. Mise au point et réactions à chaud de personnalités diverses…

AlternB, un fournisseur d’hébergement gratuit et sans publicité, a été condamné à payer 405 000 F, parce que l’un des 47 634 sites hébergés diffusait des photos privées d’Estelle Hallyday, mannequin « notoirement connu », sans son autorisation.
L’affaire de la responsabilité des hébergeurs n’est pas toute neuve. En mai 96, déjà, les dirigeants de Worldnet et Francenet sont mis en examen pour diffusion d’images à caractère Pédophile. L’instruction est, a priori, toujours en cours…
En juin 96, l’Union des étudiants juifs de France (UEJF) assignait neuf fournisseurs d’accès français en référé car ceux-ci permettaient aux internautes d’accéder à des sites négationnistes, tombant en France sous le coup de la loi dite Gayssot. Le juge ayant considéré que la demande de l’UEJF était « trop générale et imprécise » (voir l’affaire dans le détail), notant par ailleurs que « la liberté d’expression constitue une valeur fondamentale, dont les juridictions de l’ordre judiciaire sont gardiennes, et qui n’est susceptible de trouver de limites, que dans des hypothèses particulières, selon des modalités strictement déterminées (…) », l’affaire est vite classée.
En juillet 97, l’UEJF, encore, assigne en justice un auteur compositeur pour avoir diffusé sur son site trois textes de chansons à caractère raciste. Soit. Mais il est également reproché à son fournisseur d’hébergement, Valentin Lacambre (AlternB, déjà), d’avoir rendu possible la diffusion de tels écrits ! L’assignation délivrée par l’UEFJ est « déclarée nulle en raison d’un vice de procédure, la qualification légale et les textes applicables aux faits reprochés n’ayant pas été spécifiés ». Que l’AUI (Association des utilisateurs d’Internet) soit directement intervenue à l’époque en faveur de la défense n’y est probablement pas pour rien dans cette sage décision (voir le détail du jugement).
Le 18 décembre dernier, l’initiateur et administrateur du Village, hébergeur gratuit de quelques 200 000 pages Web, était mis en examen pour avoir hébergé un site dédié aux films d’horreur, présentant « des images de nature à choquer la sensibilité des mineurs » (plus de détails sur cette descente de police musclée dans les locaux de l’entreprise Cyberbrain, propriétaire du service, ici). Jusqu’ici, on tente d’attaquer et de responsabiliser l’hébergeur. Certaines affaires sont en cours, pour les autres, c’est sans succès. Jusqu’au 10 février 99 !

Voici publie les fameuses photos. « Silversurfer » les scanne et les met en ligne sur son site. Le magazine Entrevue publie une capture du site dans sa rubrique « trouvé sur Internet ». Capture sur laquelle on peut lire, en clair, une URL (http://altern.org/silversurfer)…
La plainte d’Estelle Hallyday remonte au mois de juin 98, où il ressort que le juge des référés du Tribunal de Grande Instance de Paris ordonne à AlternB de « mettre en œuvre les moyens de nature à rendre impossible toute diffusion des clichés photographiques en cause à partir de l’un des sites qu’il héberge (en l’occurrence, Silversurfer) » et ce sous astreinte de 100 000 F par jour. Valentin Lacambre, propriétaire d’AlternB, fait appel, soutenant « qu’aucun contrôle n’est techniquement envisageable en raison du grand nombre des documents stockés et publiés chaque jour ». Comment peut-on en douter ? Rendez-vous compte : 47 634 sites susceptibles d’être à chaque instant réactualisés !
Un mois après la fermeture du site Silversurfer, Valentin reçoit son assignation devant le juge des référés. Et le 10 février, c’est le Web français qui opère un mauvais virage décisif : la Cour d’appel de Paris condamne Valentin à verser à Estelle Hallyday une provision sur dommage et intérêt, faisant par-là même de l’hébergeur un véritable directeur de publication. Jusqu’à fixer un montant de provision équivalent à celui retenu lorsque ces infractions sont commises par voie de presse ! Curieusement, alors que l’Internet était encore globalement relégué au second plan par chez nous, il « se voit [ici] reconnaître une place pleine et entière sur l’échiquier de la communication » par la juridiction française, note-t-on chez Legalis. Tel était donc le moment tant attendu…

Au-delà d’une impossibilité technique de contrôle incontestée par tous, c’est le principe même de responsabiliser un intermédiaire qui est inadmissible. Rappelons que l’hébergement est un moyen technique permettant de relier un auteur de site aux internautes. Au même titre qu’un kiosquier joue les intermédiaires entre la presse et les lecteurs en somme. Question : a-t-on déjà condamné l’un d’entres eux pour atteinte à la vie privée parce que Voici diffusait les photos d’Estelle dénudée ? Si tel était le cas, gageons que le kiosquier camoufle une bonne partie des titres aujourd’hui disponibles sur les étalages. Aberrant ?… Hélas, c’est très exactement cette situation fâcheuse et liberticide que la décision de la Cour d’appel de Paris fait naître sur l’Internet. En condamnant AlternB, soit un intermédiaire technique à la place de l’auteur, la France s’isole et se retrouve, en la matière, en opposition totale avec « la jurisprudence internationale ».

« Dans les attendus, précise Alain Simeray dans le Micro Bulletin Actu du 17 février, la cour admet que la responsabilité d’un hébergeur de sites Web ne peut être invoquée « en général ». Le présent jugement n’établit donc pas de jurisprudence qui transformerait tous les administrateurs techniques de sites en directeurs de publications. » En ce sens, certains préconisent le calme, la patience. Trop tard, le mal est fait. Que cette décision ne fasse pas jurisprudence n’empêchera pas les juges de s’y référer à l’avenir. Et en attendant, l’affaire sème la panique chez les hébergeurs et les fournisseurs d’accès. Des équipes ont été réquisitionnées chez l’un d’entre eux un week-end entier pour contrôler les serveurs, page Web par page Web. Chez Yahoo, on annonce clairement la couleur : « Bien sûr, même à notre niveau d’annuaire de sites, cette décision est très grave, elle nous oblige déjà à supprimer un bon millier d’entrées de notre base, donc beaucoup de contenu de qualité, et, si l’état du droit en restait là, probablement toutes les pages personnelles ».

Comprenez bien, si cette affaire devait faire jurisprudence en France, où « nous avons fait [de l’Internet] l’outil idéal de la liberté et de la culture » dixit le Club-Lagardère dans sa campagne TV (l’Autodafé -oserait-il en remettre une couche aujourd’hui…?), l’hébergeur deviendrait, de fait, seul responsable des contenus qui ne relèvent pas de lui, mais des internautes inscrits au service. De quoi insuffler un climat de censure qui met sérieusement à mal la liberté d’expression sur Internet.

Comme on fait des procès aux journalistes, c’est fort logiquement à l’auteur d’un site incriminé qu’il conviendrait de s’en prendre. Or, il semble que telle n’est jamais été l’intention de la justice. Ce que confirme Valentin Lacambre dans Libération le 23 février : « J’étais en mesure de retrouver son identité, mais personne n’a cherché à le connaître ». Doit-on y voir une double intention ? Celle de sanctionner la faute, mais également celle, forcenée, de s’en prendre coûte que coûte et directement à l’hébergeur… Notons par ailleurs que Valentin a reçu de nouvelles assignations depuis, dont l’une pour des propos jugés infamants par la RATP, dénichés sur un site hébergé par AlternB le 16 février (les bus « promène couillons », la carte RATP « d’abonnement Jeunes Cons »). Toujours pas question de s’en prendre à l’auteur du site, connu, mais à l’hébergeur donc… Comment ne pas voir ici un acharnement ?

« La condamnation d’AlternB est celle de l’expression libre, gratuite et sans publicité sur Internet. L’espace d’information se retrouve une nouvelle fois centré autour des médias traditionnels, dépendants des annonceurs publicitaires, de quelques groupes privés ou d’institutions étatiques » regrette-t-on au comité Valentin. Poussif ? Pas sûr : AlternB constitue sans aucun doute la proie idéale pour faire le plus simplement du monde, et une bonne fois pour toute, jurisprudence. Valentin ne gagne pas d’argent avec son service (hébergement gratuit, aucune obligation d’affichage publicitaire en contrepartie, façon Mygale, à l’époque…) et correspond plutôt bien à l’archétype du « pseudo libertaires du Net » selon l’expression de Me Bitoun, avocat spécialiste des nouvelles technologies, paraît-il… -voir affligeante et inquiétante réaction paru dans Libération, qui illustre parfaitement l’acharnement évoqué ici. Oui, ça existe).

L’hébergeur responsable, quoi de plus arrangeant ? D’un côté les avocats trouveront fatalement davantage leur compte en s’attaquant à l’hébergeur, qui, puisqu’il a les moyens d’héberger, sera plus facilement « taxable » qu’un simple webmestre. De l’autre, on freine les initiatives gratuites et indépendantes, on récupère les derniers clients récalcitrants à suivre la bonne voie des fournisseurs d’accés « habituels » et on déblaye le terrain pour faire place libre aux seules galeries marchandes, aux médias traditionnels… à l’exécrable fusion des deux, déjà bien entamée !

Si le mouvement est déclenché, en premier lieu, par le Web indépendant et non-marchand, quelques mastodontes de l’audience, comme Yahoo, ont bien manifesté ici et là leur soutien à l’hébergeur gratuit. N’empêche, à l’heure où Valentin ferme les 47 634 sites de son serveur, les plus influents relais d’infos électroniques restent muets, ou si peu explicite (voir la prudente et discrète réaction de l’AFA -Association des fournisseurs d’accès*). Côté politique, les réactions sont limitées. Il y a bien ce mail de Dominique Strauss-Kahn reçu par Valentin. Puis, quelques jours plus tard, cette réaction d’Alain Madelin (tentative de récupération du mouvement de défense ?). Quant aux médias « traditionnels », bien peu nombreuses sont les colonnes consacrées aux malheurs de Valentin. Qu’est-ce à dire donc ? Derrière l’angoisse immédiate, doit-on y voir là une tacite acceptation ?
Force est d’admettre que l’affaire a encore bien du mal à sortir du cercle étroit et, hélas, bien fermé, des acteurs du Web indépendant. Dans ces conditions, difficile de faire connaître et reconnaître le mauvais sort jeté sur la Toile française au grand public. Quand il s’agira de s’y mettre vraiment, souhaitons lui de trouver le dernier album de Johnny à bas prix !

Nous avons proposé à des artistes, des politiques, des journalistes et des acteurs de réseau de régir à propos de cette affaire. Au final, la grande majorité des journalistes et des acteurs du réseau questionnés (excepté les fournisseurs d’accès, totalement muets) nous ont vite répondu. Mais peu d’artistes, encore moins de personnalités politiques… Lire les réactions recueillies.

Voir la Faq de l’affaire Altern/Hallyday.
Voir la page « 124 liens sur l’affaire Altern » tenue par Christophe Baegert de Biographie.net.
Ici, la liste des sites en berne qui soutiennent le mouvement La Défaite de l’Internet.

* L’AFA réunit aujourd’hui : AOL, Business-Village, Club-Internet, Compuserve, EBI Multimédia, Francenet, Imaginet, Infonie, UUNet France, Lyonnaise Câble, Magic Online, Wanadoo.