« Qu’est-ce que le cinéma, sinon le jeu de l’acteur et de l’actrice, du héros et du décor, du verbe et du visage, de la main et de l’objet ? », écrivait il y a plus de quarante ans l’immense critique et grand cinéaste Jacques Rivette à propos d’un film d’Otto Preminger. La reprise de deux westerns de Budd Boetticher depuis le 28 octobre dernier entraîne les mêmes élans, la même passion, le même bonheur. Au terme de leur vision (et l’on ne peut voir l’un sans l’autre), on se demande : « qu’est-ce que le cinéma ? ». Réponse évidente : le cinéma, c’est ce dont Boetticher a fait un art ».


Les deux films sont complémentaires. Ils commencent sur la même musique et le même paysage, se poursuivent à peu près pareillement : dans La Chevauchée de la vengeance, le chasseur de primes Ben Brigade, accompagné d’une jolie blonde et de deux hors-la-loi, mène le jeune Billy Joe à la pendaison. Mais c’est un piège, et Brigade veut en fait attraper le frère de Billy Joe pour venger sa femme morte. Dans Comanche Station, Jeff Cody (encore interprété par l’excellent Randolph Scott) sauve une jolie brune des mains des Indiens, puis rencontre trois hors-la-loi avec lesquels il fait un bout de chemin dans le désert.
Dans les deux films, un personnage est l’objet d’une prime. Billy Joe dans La Chevauchée de la vengeance, la belle brune (Mrs Loew) dans Comanche Station, sont ainsi les objets des envies vénales de pauvres diables : les hors-la-loi. Le héros, dans les deux cas, a son intérêt ailleurs : Billy Joe lui sert à commettre une vengeance et Mrs Loew à enfouir certains tristes souvenirs. Ensemble (hors-la-loi, héros, primes), ils traversent les déserts, se font attaquer par les Indiens, et galopent vers la résolution des contradictions (résolution, on s’en doute, provisoire).
Les intentions de Budd Boetticher sont éminemment et évidemment morales. Son projet consiste à prouver, d’une part, que tous ses personnages (aussi bien dans La Chevauchée de la vengeance que dans Comanche Station) ont leurs raisons d’agir ; et d’autre part, à nous faire haleter au suspense de deux excellents films d’action.

Prouver la sincérité des personnages, ceci est une préoccupation qui, quoi qu’on en dise, va à l’extrême encontre de ce qu’ont pu faire ensuite des cinéastes tels Sergio Leone, qui enfouissaient les causes sous de larges couches d’hémoglobine et de violence gratuite. Ici, nul n’est à blâmer, ni pour sa violence, ni pour sa bêtise, car chacun fait ce qu’il fait pour se sortir d’un pétrin. Ainsi, les hors-la-loi veulent en finir avec le danger d’être pendus, espèrent pouvoir se ranger ; le héros veut en finir avec les souvenirs paralysants ; les Indiens veulent en finir avec l’arrogance des Blancs. « Tout le monde a ses raisons », se plaignait Octave dans La Règle du jeu de Renoir. De l’intérieur du cinéma, ou de l’intérieur de la vie, constater une telle vérité peut être embêtant : il faut faire avec les raisons d’autrui, et c’est toujours un peu difficile. Mais lorsqu’on est au cinéma (qui est un art qui se sert d’objectifs, et qui se doit en conséquence d’être un peu objectif, du moins dans le cinéma classique, de Murnau à Rohmer en passant par Boetticher), et qu’on se rend compte que le cinéaste a fait l’effort de rendre à chacun des personnages son dû, c’est réjouissant, et c’est à porter à son crédit. Un homme, quoi qu’il fasse, a ses raisons, c’est entendu. Mais cela est moins difficile à proclamer qu’à prouver. Or Boetticher non seulement le prouve, mais il le prouve de la façon la plus virtuose, et ses films rendraient tolérant le plus imbécile des hommes.
Il fallait pour cela réussir ses films. C’était sans compter sur l’immense expérience, l’immense cohérence, bref l’absolu génie de Boetticher. Ses films sont d’une souplesse infinie ; leur continuité fait penser au courant tranquille des rivières ; les acteurs sont d’une intelligence prodigieuse ; les nœuds de l’action se font et se défont, suivant la pure logique de la causalité ; certaines images (l’incendie de « l’arbre aux pendus » dans La Chevauchée de la vengeance, la scène finale de Comanche station) marquent comme du fer chaud. On peut donc aller voir ces deux films l’âme sereine, certains d’aller voir des chefs-d’œuvre.