Né à Turin en 1929 et mort en 1994, Louis Calaferte est l’auteur d’une œuvre imposante, en partie occulté par la renommée sulfureuse de Septentrion et confinée dans une certaine confidentialité parce que toute sa vie Calaferte se sera refusé au jeu des cercles littéraires, malmenant la langue et la syntaxe comme il malmenait -mais c’est tout un- la morale pudibonde de la France des années 60.


Sous le signe de la mort, du sexe et d’une contestation radicale de l’ordre social, les récits de Calaferte empruntent à Bataille et à Miller. Mais il y a dans cette reconnaissance de la mort à l’œuvre plus de pose et d’ostentation que dans les textes de l’auteur des Larmes d’Eros ; Calaferte c’est un Bataille qui n’aurait pas lu Nietzsche (c’est-à-dire le rire en moins), c’est un Miller qui n’aurait pas écrit Le Colosse de Maroussi. L’hallucination a en effet dans les textes de Calaferte valeur de vision imprécatoire, découvrant ce que le confort moral et son d’hypocrisies oblitèrent à l’ordinaire.

C’est ainsi que l’on observe un glissement dans son œuvre à partir du Septentrion ; l’hallucination prend le pas sur le récit (Satori), elle en bouleverse la linéarité et en rend l’intelligence moins évidente. A compter de cette date, le narrateur de ces « récits » qui n’en sont plus oscille entre la première et la troisième personne du singulier pour dire son expérience sans la trahir et de fait, cette oscillation rend bien compte de du recouvrement de l’individu par quelque chose qui le dépasse et qui serait de l’ordre de l’universel et de l’impersonnel, gouvernant les individus en se riant des pratiques culturelles, de « la police des sentiments ».

Sous la plume de Calaferte l’écriture s’éprouve comme force de résistance et puissance de subversion, le livre se présentant dès lors comme le lieu d’une confrontation inédite et violente entre ce qui déborde le sujet et ce qui tente de l’étouffer. Entre le sexe, la religion et le travail ou les convenances sociales. Prenant le pouls de ce volcan que la civilisation n’a pas éteint, il découvre partout la mort à l’œuvre en découvrant partout le sexe roi. « Les putains décaties ont pris racine à chaque interstice du trottoir. Arbres de chair avariée. ». L’argent, le sperme, figurent les puissances occultes du monde moderne, le nerf de la guerre qui en pleine lumière ou en sous-main décide des rapports sociaux. Si Calaferte confesse dans Septentrion sa fascination pour l’œuvre de Balzac c’est à n’en pas douter pour du Balzac de La Peau de chagrin dont il s’agit, qui découvrait dans le corps social une énergie qui finissait par brûler ceux de ses personnages qui n’auront pas voulu se soustraire à sa logique. Le sexe apparaît ici naturellement comme le moyen privilégié de cette découverte des lois qui gouvernent en sous-main les relations sociales (où le sujet cartésien pensait être maître), réduisant à néant l’édifice (poli par l’usage) des conventions.

Ces flux que rien n’endigue fonctionnent dans les récits et dans la poésie de Calaferte comme la métaphore du mouvement de l’écriture. Véritable « coulée de lave », les textes qui suivront Septentrion s’essaieront tous avec plus ou moins de bonheur à traquer sous la syntaxe l’accord secret des mots, leur mode d’attraction, faisant du livre une citadelle régie par ses lois propres, inassimilable pour cette raison, manuel de toutes les insubordinations.
Calaferte fait ainsi sauter ces « concrétions calcaires » qui noyautent la vision en censurant l’expression. L’auteur de Faire-part découvre une autre fluidité du discours et de la langue ; sur le même principe que les particules électriques joyciennes, les mots s’attirent les uns les autres, bouleversant le l’horizon de la langue (comme dans Satori). De cette exigence esthétique, Calaferte déduisit une éthique intransigeante ; ferrant le mouvement au cœur de la langue, il ne voulut pas faire le jeu des éditeurs et en eut plusieurs. Mais les mandarins des lettres ne s’y trompèrent pas, qui interdirent vingt années durant Septentrion et qui firent par là peser sur le reste de l’œuvre de Calaferte une sorte d’interdit officieux dont une partie de son théâtre pâtit encore aujourd’hui qui n’est que très peu monté parce que plus virulent socialement parlant, plus directement politique peut-être que ses récits (Un riche, trois pauvre ; Trafic). Mais à lire ses Carnets on comprend tout ce que cet interdit et la confidentialité de l’œuvre ont eu de salvateur pour Calaferte qui ne pouvait écrire qu’ « en contre ».

1 : titre emprunté à Yves Pagès
2 : in Septentrion (Edition Foio, p. 292)