Un drame humain d’une horreur saisissante constitue la scène primitive de « La Douceur », où Christophe Honoré exprime la coexistence permanente des sentiments extrêmes et l’incontrôlable violence des fantasmes. Ce second roman est aussi l’un des livres les plus remarquables du moment.

Les textes pour la jeunesse de Christophe Honoré, publiés pour la plupart à l’Ecole des Loisirs (Tout contre Léo, Mon cœur bouleversé…) laissaient déjà apparaître, envisagé avec une grande intelligence, le thème de la sexualité et de l’homosexualité pré-adolescentes ; avec La Douceur, son second roman (L’infamille avait paru en 1997 chez le même éditeur), il en fait le fil conducteur d’un drame morbide où, brisant l’imagerie traditionnelle du monde de l’enfance, il met en lumière les contradictions incessantes qui guident les comportements de chacun. A onze ans, Steven, entraîné par Jérémy, commet un crime barbare dans une colonie. Bien plus tard, son grand frère Baptiste et la directrice du centre de vacances Aude tentent de se remémorer les circonstances du drame et, peut-être, de le comprendre. Allant bien au-delà du cliché inhérent à la cruauté de l’enfance, Christophe Honoré montre comment se mêlent l’amour et la mort, le sublime et l’abject, la culpabilité et l’innocence, le sentiment pur et la pulsion sexuelle : « Les parents n’auront rien à dire. Ils seront fiers de moi et de notre amour qu’ils partageront. Sinon je les tue puis je te tue et je me tue. Sinon je me tue et je les tue tous. Je tue par amour ».

La violence devient inhérente au sentiment amoureux même, bien qu’elle en soit l’antithèse : toute la force du roman vient de ce conflit systématique entre impressions opposées, la tension dramatique croissante explosant dans la description par Steven, dans ce style simple dont la sincérité est connue du lecteur, du crime horrible qu’il commet avec Jérémy. « C’est comme dans les westerns, a dit Jérémy, les cow-boys qui discutent près de la rivière. Ils s’emmerdent alors ils parlent d’eux, d’où ils viennent, qui les attend, tout ça… Ils discutent aussi de leur avenir, de ce qu’ils feront une fois le film fini, et, en tant que spectateur, tu sais très bien qu’avant que le film finisse, il y en aura un des deux qui sera mort. C’est toujours la même chose dans les westerns (…) -Et nous alors, c’est quoi notre avenir ?- Retrouver les autres. Rentrer au camp. Préparer la bouffe. La veillée. Et cette nuit, je te saute. Nous avons éclaté de rire. Je bandais. » Le prototype du héros viril et solitaire, le cow-boy (le professionnel de Hawks), superposé à la figure fragile de l’enfant amoureux de son camarade, est là encore symbolique de la coexistence permanente des extrêmes qui semble au centre du texte.
Cette apparition du western, qu’on retrouve plus loin dans le livre, rappelle que l’auteur est aussi grand cinéphile et a collaboré, deux années durant, aux Cahiers du Cinéma : la construction du roman (alternance des époques par les points de vue successifs de Baptiste, Aude et, en flash-back, Steven, en dialogues ou monologues) est d’ailleurs très cinématographique.

Un autre des aspects de ce roman, qui renvoie irrésistiblement à un grand thème de la littérature américaine, est celui du rapport père-fils. Par-delà le cliché de l’homosexualité révélée au géniteur, aujourd’hui très banalisé, Honoré souligne en filigrane la difficulté du père lorsque dévie l’enfant, dont l’éternelle pureté ne faisait pour lui aucun doute : « Et en plus tu me demandes si je suis contente de vous avoir. Contente. J’ai deux fils et aucun n’est capable de me faire rire. Oui, même rire, c’est une tâche impossible pour vous… Je ne devrais pas te dire ça, Baptiste, mais il y a trois semaines, ton père m’a demandé comment nous avions fait pour donner naissance à deux monstres. Il a dit monstres et il l’a dit comme je le fais aujourd’hui, avec la voix qui s’étrangle. Il pleure presque toutes les nuits. Ton père n’est pas mauvais mais il a peur de mourir en détestant ses fils. Il vous maudit de la vie que vous lui avez faite. (…) Je m’excuse, mes mots ont dépassé… Baptiste ? Baptiste, réponds-moi ! ». Une fois encore, l’auteur pointe cette contradiction fondamentale entre l’amour filial et l’horreur du crime commis, la douceur inhérente à la famille et la violence barbare du comportement de Steven.

Et puis il y a, justement, cette scène nécro-gore de plusieurs pages, d’une horreur assez insoutenable (« Les actes de barbarie. C’est le mot qui était écrit sur le dossier à la gendarmerie »). Il ne faut pourtant y voir ni complaisance ni désir de choquer : son importance semble fondamentale dans le livre, dans la mesure où l’abjection même du crime conditionne la sincérité du sentiment qui la guide, inéluctablement lié à elle. L’angélisme enfantin que, malgré nous, on prête par cliché à Steven, est démoli par l’horreur extrême de l’acte, lequel est pourtant réalisé par amour. La Douceur joue de cette ambiguïté permanente entre extrêmes coexistants en un même personnage, coupable et innocent, ou plutôt responsable mais pas coupable ; le roman montre aussi la faiblesse de chacun des protagonistes devant ses fantasmes et sa peur lorsqu’il les réalise vraiment. Chacun des personnages de ce livre puissant et talentueux cherche à démêler l’inextricable nœud qui a gouverné ce comportement, toujours confronté à l’impossibilité d’associer le pur et le sale, l’amour et le crime, le beau et l’immonde ; Ferré, lucide aussi, chantait déjà il y a des années : « On couche toujours avec la mort ».

Christophe Honoré : La Douceur (L’Olivier)