La première exposition de Bernard Sellier date de 1982. En 1984, il apprend sa séropositivité. Il interrompt ses activités artistiques (il détruira les 3/4 de ses négatifs) pour se lancer dans la bataille contre le sida. En 1993, il décide de se remettre à la photo. En 1994, il expose ses portraits au Musée de l’Homme et à la galerie d’ARCAT-sida. En 1997, Regards de femmes, Portraits d’espoir paraît chez Michel Lafon, au profit de la lutte contre le sida. (la publication est épuisée, on en trouve quelques exemplaires à l’Espace Belleville). Rencontre…


Chronic’art : Votre activité artistique est indissociable du combat que vous menez contre le sida depuis de nombreuses années aux côtes d’autres artistes ; mais votre passion pour la photographie est cependant antérieure à ce combat ?

Bernard Sellier : J’ai fait l’école de photographie de l’EFFET en 1973. Je souhaitais à ce moment-là devenir Grand Reporter. Notre génération désirait témoigner des transformations de son époque. A titre d’exemple, j’avais préparé un voyage (dont j’ai fait le repérage) qui menait de l’Algérie au Niger en passant par le Sahara. J’avais commencé à apprendre le touareg pour pouvoir les rencontrer car je pensais que le monde moderne allait les détruire. Ce qui a été le cas…

La photographie n’est-elle pas aussi pour vous une façon de saisir la vie au 500e de seconde, d’aller à la rencontre des autres -ou des instants- et de pouvoir ensuite en conserver une trace indélébile ?

Je ne sais pas si c’est au 500e de seconde, mais c’est effectivement la vie que je cherche à capter. La photographie est un acte de vie et je ne vis vraiment que lorsque je photographie. J’ai été très marqué par le photographe Alexis Prodovitch, qui a sûrement été l’un des plus grands photographes de ce siècle -il est le premier à avoir photographié la danse en acceptant de faire du flou, pour mieux monter le mouvement. Prodovitch disait toujours ; « ça n’est pas l’appareil qui compte, c’est la relation et ce que vous avez à dire ». Ce que je recherche depuis que je photographie, c’est l’âme, c’est la vie, c’est ce moment privilégié entre le modèle et moi, cet instant où la photo naît.
Je réalise maintenant ce que j’ai souhaité il y a vingt ans. Malgré ma maladie -et c’est là tout le paradoxe- je fais des albums de photographie ; des personnalités que j’admire profondément viennent chez moi ou dans mon atelier ; elles y restent une heure, deux heures, et pendant ce moment, elles sont « ici, maintenant et avec moi ».

La photographie peut-être le seul art qui soit sans limites, avec tout ce que cela sous-entend. Est-ce que l’on peut pour autant tout photographier ?

Cela dépend de la façon que l’on a de montrer les choses. Je ne crois pas que provoquer, enlaidir, soit plus porteur de message que ce qui est montré au travers de la beauté et de la sérénité. Je n’ai, par exemple, jamais voulu photographier le sida. Pourtant beaucoup de malades me disent « je voudrais faire un livre avec toi, si c’est toi qui fais les photos ». Si je le faisais ce serait au travers de belles images.

Que devient le concept de beauté et de laideur pour un photographe ?

Pour moi la laideur, c’est la provocation gratuite, qui me semble être une agression pour l’art photographique et pour le modèle.

Que pensez-vous par exemple des campagnes de publicité de Benetton ?

Le 12 octobre dernier, le photographe de Benetton, Bettina Reims et moi étions les invités de Paul Amar. Les spectateurs ont revu cette campagne « H.I.V. positif » que l’on a vue dans le monde entier. Je me souviens que les malades se s’étaient sentis particulièrement agressés… Ce photographe comprenait cela -il disait que la réaction avait été particulièrement vive en France -mais il disait qu’il ne l’avait pas conçu comme une agression.

Dans l’exposition à laquelle vous participez à l’Espace Belleville, vous présentez six photographies, prises entre 1993 et 1997. Vous ne les avez pas seulement choisies pour leurs qualités esthétiques, mais aussi parce qu’elles racontent quelque chose de vous…

Lorsque j’ai repris la photographie en 1993 après dix ans d’interruption, j’ai écrit dans mon dossier de presse « je reprends la photo parce que je ne suis pas mort ». Au moment où je me pose à nouveau des questions sur l’avenir, ces six photos sont un peu un résumé de toutes ces années de souffrance. Il y a par exemple cette photographie qui représente un homme enserré dans un cordage : elle symbolise tout ce que ce virus peut avoir d’étouffant, d’accablant…

Vous y exposez des nus masculins. Qu’est-ce qui vous touche particulièrement dans la nudité -qu’elle soit masculine ou féminine ?

Dans les années 94, 1995, mes nus féminins étaient marqués par la distance des corps : on avait peur de se toucher, à cause de ce virus . Dans cette exposition, mes nus masculins sont très beaux, très tendres avec eux-mêmes… Cela signifie aussi que, tout au moins par moments, je peux me retrouver avec mon corps… Le corps féminin ? C’est le corps éternel. Photographier la femme, c’est photographier la mère, c’est photographier l’éternel, de la naissance à la mort. Pour moi, un des plus beaux tableaux qui soit, c’est La naissance du monde de Courbet. C’est un tableau qui résume tout.

Vous semblez privilégier le noir et blanc. Est-ce que ce sont des couleurs plus difficiles à travailler que les autres ?

La gamme chromatique entre le noir et le blanc est plus importante que celle des pellicules couleurs. Ce qui compte, c’est de parvenir à obtenir une gamme qui va du blanc le plus pur au noir le plus complet. Je pense aussi que le noir et blanc permet un travail artistique plus fin. On ne reproduit pas la réalité, on met quelque chose en plus. L’un des portraits qui figurera dans mon prochain livre a été qualifié par certains de portrait « à la Rembrandt »…

Parlez-nous de vos autres photographies : par exemple de celles qui sont réunies dans cet album, Regards de femmes, portraits d’espoir, dans lequel on trouve le portrait de nombreuses stars, qui, avant toute chose, sont des femmes de cœur.

Cet album, qui a été fait au bénéfice de la recherche contre le sida, réunit beaucoup de comédiennes et de personnalités de prestige. Chacune a écrit une dédicace sur la page en regard de sa photographie ; un mot sur la vie, sur l’espoir, à propos de notre relation… J’ai des souvenirs très tendres de ces femmes immenses… Danielle Darrieux, Suzanne Flon, Line Renaud…
Un souvenir ineffaçable de Barbara que j’ai photographiée deux mois avant sa disparition, d’Elie Medeiros, qui a absolument voulu que ses deux petites filles soient sur la photo…Ce sont toutes des femmes dont la simplicité et la générosité m’ont ébloui. Il y a eu des femmes que je n’attendais pas, comme par exemple Anne Sinclair qui a été à l’écoute d’une manière extraordinaire…

Nous disions au début de cet entretien que vous luttez aux côtes de nombreux autres artistes contre ce fléau qu’est le sida….

Je considère que, dans nos débats actuels où l’on mélange souvent un peu tout, être citoyen est un devoir et une responsabilité. La parole nous est donnée et notre devoir est de la prendre. Je suis un des premiers malades à avoir parlé à visage découvert de ma maladie ; avec tout ce que cela pouvait comporter à cette époque. C’était mon devoir d’homme libre. (Silence)Malheureusement, j’ai par la suite accompagné beaucoup d’amis artistes dans les derniers instants de leur vie… Cette maladie m’a cependant apporté des moments exceptionnels : des témoignages d’affection, des rencontres… Par exemple, cette rencontre avec tous ces « enfants » de Fleury-Mérogis qui sont perdus à jamais, qui n’auront plus jamais de repères et qui m’ont entouré de leur écoute et de leur chaleur. Lorsque je me demande si je suis encore utile à quelque chose, et que de telles réponses me sont données, c’est dans ces instants que je retrouve ma force.

Propos recueilles par et

Les photographies de Bernard Sellier seront également visibles au Salon de la Photo, du 4 au 12 novembre 1998
(15, rue Merlin – Paris 11e).