Du Moog Modular jusqu’au Kawai 5M, l’artisan Benge revient, avec Twenty systems, en vingt morceaux et vingt synthétiseurs sur l’invention du son électronique : « une magnifique oeuvre d’archéologie », selon Brian Eno. Oui, mais pas seulement.

Chronic’art : Beaucoup découvrent votre passion pour la technologie avec ce nouveau disque : elle ne s’exprimait pas aussi ouvertement dans les autres disques de Benge.

Benge : Je me suis toujours passionné pour la création de nouveaux sons. L’exploration des moyens technologiques à ma disposition, nouveaux et surtout anciens, est ma principale motivation : il reste tant à explorer dans les vieux instruments : il suffit d’amener une approche inédite. Enfant, j’enregistrais déjà mes expérimentations sur bande. Mes parents dirigeaient une petite école où nous habitions, et mes meilleurs souvenirs me ramènent à la pièce de musique au début des années 70, où il y avait un piano, des percussions, des orgues électriques et même un petite synthétiseur modulaire qui avait été construit par un ami de la famille. J’ai passé une grande partie de ma vie a essayer de retrouver l’excitation qui m’animait alors, et c’est pour ça que j’ai créé Expanding Records en 1995.

Le disque suit l’évolution de la technologie en explorant les machines dans l’ordre chronologique de leur invention. Doit on y voir un commentaire en creux sur le progrès?

L’un des moments les plus intéressants dans l’élaboration de ce disque fut la toute première écoute des morceaux terminés dans cet ordre chronologique. En soixante minutes, on peut entendre l’évolution graduelle du son telle qu’elle a eu lieu en même temps que celle de la technologie, depuis les synthés analogiques modulaires jusqu’aux premiers polyphoniques, puis les polyphoniques contrôlés par ordinateur jusqu’aux systèmes entièrement digitaux. Chaque étape de développement fut une avancée certaine, mais au détriment de ceux que les machines précédents avaient de spécial. La simplicité et la puissance des premières machines analogiques permettaient une bien plus grande flexibilité que les machines digitales qui les remplacèrent. Pour moi, toutes se valent : elles sont juste différentes, et ce qui me les rend si fascinantes. Certaines, comme le Moog Modular, le Yamaha CS80 ou le Synclavier, furent conçues selon les standards techniques les plus avancées de leur époque, et sont des œuvres d’art en elles-mêmes. Elles ont seulement cessé d’exister puisque toute la synthèse sonore actuelle est réalisée sur ordinateur.

Combien de temps avez-vous passé à rassembler toutes ces fabuleuses machines ?

J’ai passé une vingtaine d’années à monter mon studio, dont de nombreuses heures à fouiller les revues spécialisées, à parcourir le Royaume-Uni en voiture, à voyager aux Etats-Unis, au Japon et en Europe. J’ai rencontré des gens incroyables pendant cette quête. Mais vous savez, il y a encore peu de temps, ces vieilles machines n’étaient pas si désirables : on n’a pas idée de ce que les gens sont capables de jeter comme s’il s’agissait du journal de la veille.

Vous expliquez dans le livret que vous souhaitiez composer des morceaux aussi neutres que possible pour laisser les machines s’exprimer avec une intervention humaine minimale. Ce sont pourtant des artistes aux identités esthétiques très décidées comme Wendy Carlos ou Kraftwerk qui ont donné leurs lettres de noblesse à ces machines.

Le propos du disque ne concerne pas mes talents de compositeur ou de performer, mais les machines électroniques elles-mêmes : je souhaitais que les auditeurs puissent simplement entendre quelques unes de leurs sonorités. Inévitablement, ma personnalité a déteint sur ces enregistrements, et rétrospectivement, ça me plaît assez. Mais l’idée consistait plutôt à laisser les machines m’influencer que le contraire.

Vous avez donc influé sur la musique par nécessité : quelle est selon vous, la part de Benge que l’on entend sur le disque ?

On retrouve certainement mon identité dans le choix de certains sons, de certaines harmonies, de certaines relations rythmiques. Ils correspondent à des décisions très consciencieuses, que j’opère tranquillement assis dans mon studio en écoutant des disques du passé et en me posant la question : « quelle musique ai-je vraiment envie d’écouter ? quelle musique qui n’existe pas encore ai-je envie d’entendre ? ». Pour cet album, j’ai procédé à l’envers. Au lieu de soupeser chaque son que j’allais injecter dans le mix, je me suis limité à un instrument par morceau, sans effet additionnel ni editing. Je ne sais pas d’où vient cette décision. Mon prochain album utilise exclusivement du matériel fabriqué entre 1978 et 1984, mais je ne saurai encore expliquer pourquoi.

Pensez vous que les grands musiciens électroniques doivent nécessairement être des inventeurs, d’une manière ou d’une autre ? De Oskar Sala jusqu’à Autechre, il semble que ce soit le cas pour un certain nombre d’artistes.

C’est la musique électronique elle-même qui attire et motive les musiciens à repousser les limites de ce qui est techniquement possible. C’est la raison pour laquelle elle se réinvente sans arrêt en même temps que ses instruments, alors que les musiciens des autres genres musicaux peuvent s’épanouir dans la même musique pendant des siècles.
Il est également certain que beaucoup de grands pionniers ont travaillé en étroite collaboration avec les inventeurs de synthétiseurs, à l’instar de la relation entre Morton Subtonick et Donald Buchla au milieu des 60s qui a amené à la réalisation de l’incroyable Silver Apples of the Moon, ou la collaboration entre Walter Carlos et Rober Moog pour la réalisation de Switched on Bach. Dans ces deux cas, le musicien influença l’inventeur de l’instrument en même temps que l’invention influença la musique.

Dans la liste des vingt synthétiseurs que vous avez utilisé sur cette anthologie, vous avez souvent préféré des machines méconnues (le Roland 100M, le Yamaha CX5M, le Yamaha CS30) à d’autres bien plus légendaires (les Buchla, le Arp Odyssey, le DX7, le Jupiter 8 de Roland, le Prophet 5 de Sequential Circuits). La raison en est elle technique, ou avez vous jugé ces machines comme trop peu évolutives dans votre chronologie ? De la même manière, on ne trouve aucune des machines « budget » qui ont été si importantes pour l’éclosion de la musique électronique « de la rue », comme la house, la techno ou le hip-hop. Je pense au Roland SH-101, au Prophet One ou au Roland Juno-106…

Je ne pouvais bien sûr pas mettre tous les instruments du monde dans ce disque, même si je rêverais de les avoir dans mon studio ! J’ai donc du longuement réfléchir à ceux que j’allais utiliser : ça a autant été motivé par des raisons pratiques (les machines que j’avais à ma disposition) que logiques. J’ai essayé de choisir des machines qui étaient représentatives de progrès techniques réalisés leur année de naissance : par exemple, le Oberheim Four Voice qui fut, en 1974, le premier vrai synthétiseur polyphonique, ou le Fairlight CMI qui fut, en 1982, le premier sampler. Mais l’album se veut moins une histoire définitive du synthétiseur qu’une ballade dans un jardin d’instruments, qui inclut aussi des synthétiseurs peu onéreux et très simples comme le Roland SH2000 ou le Korg Lambda.

Pourquoi avoir commencé le disque avec le Moog Modular ? Avez-vous eu la chance d’enregistrer avec des synthétiseurs plus anciens comme l’Ondioline, les Ondes Martenot ou le Trautonium ?

Il me semblait que le Moog Modular représentait vraiment le début de l’ère du synthétiseur, car il fut le premier à exploiter de manière commerciale l’invention révolutionnaire de Bob Moog, le VCO (oscillateur contrôlé en tension, système électronique qui permet de contrôler la fréquence d’une onde avec la tension en entrée, ndlr). Comme d’autres grandes inventions, elle ne fut pas isolée : Don Buchla développait également un système VCO en Californie. Malheureusement je n’ai pas accès aux synthétiseurs de Buchla, même si ce n’est pas faute d’avoir essayé…

De la même manière, pourquoi terminer la liste avec le Kawai K5M ? En quoi cette machine est-elle « l’instrument ultime » avant l’avènement de la MAO ?

L’un des graals de la musique électronique fut toujours la création d’une machine qui intégrerait intelligemment la synthèse additive, une théorie inventée par le mathématicien français Joseph Fourier qui argue que chaque son est basé sur les changements de dynamiques des harmonies. Le Synclavier fut le premier synthétiseur à utiliser la synthèse additive, mais il utilisait également d’autres types de synthèses. Le K5 fut le premier synthétiseur purement additif. Après lui, les synthés sont devenus des machines généralistes, des stations de travail plutôt que des instruments avec des identités propres. Et les ordinateurs prirent le relais pour tout ce qui concerne les progrès de la synthèse.

Quel est votre synthétiseur préféré ?

Sans hésitation, le Moog Modular. Il sonne plus « gros », plus plein que tous les autres synthétiseurs que je possède, mais il est également plus imprévisible. Il est impossible à accorder et il ne refait jamais deux fois la même chose, mais il est très amusant à utiliser, notamment parce que tous ses composants sont très gros. Il faut se mettre debout pour se confronter à lui, et ça vous pousse à travailler d’une manière unique.

Vous considérez-vous comme un fétichiste ?

J’ai effectivement tendance à attribuer des pouvoirs surnaturels à certaines de ces machines. Il m’arrive même de poser des offrandes devant mes Moog et devant mes Arp.

Quid des fantômes dans ces machines ? Lequel est votre favori ?

J’aime l’idée du fantôme dans machine : les combinaisons de circuits imprimés, d’interrupteurs et de courant invisible qui la parcourt lui donne certainement la vie. L’âme de son concepteur l’habite également, ainsi que celle de celui qui l’a bâtie et de tous les composants qu’il lui a offert l’année, le mois, le jour où elle est a été assemblée. La recherche de ces fantômes est le meilleur résumé de ce que j’ai essayé de faire avec ce disque. Et mon fantôme préféré est celui du Synclavier NED, car c’est avec lui que j’ai fait le premier morceau, et je crois bien que c’est lui qui m’a soufflé l’idée du disque.

Propos recueillis par

Lire notre chronique de Twenty systems