Joy Sorman (« Gros oeuvre ») et François Begaudeau (« Vers la douceur ») sont copains, cools et engagés. Mais pour la littérature, ils sont surtout les symptômes de leur génération creuse, celle du fooding littéraire.

Au premier abord, Rapprocher Gros oeuvre de Joy Sorman et Vers la douceur de François Bégaudeau peut paraître étrange. Certes, ils font tous les deux partie du collectif Inculte (même si, aux dernières nouvelles, Bégaudeau n’aurait plus qu’un pied dedans). Certes, ils évoluent dans la même écurie, Gallimard, sous casaque blanche pour l’une, sous l’étiquette Verticales pour l’autre. Certes, Chronic’art les a joyeusement étrillé : Sorman pour le résistible Boys, boys, boys et le dispensable Du Bruit, Bégaudeau pour sa ridicule Fin de l’histoire. Mais au-delà de l’anecdote, pourquoi traiter ces deux livres qui ne se rapprochent ni par le style, ni par le sujet ? Deux raisons. La première : ils sont intéressants à cause de leur valeur symptomatique commune : tous deux illustrent dramatiquement l’absence d’ambition formelle d’une certaine génération d’écrivains. La seconde (la plus importante) : leur dimension littéraire est à ce point infinitésimale que le chroniqueur, un peu honteux à l’idée d’évoquer individuellement deux textes si vides, se sent obligé de les livrer en pack.

Joy Sorman et François Bégaudeau ont laissé tomber cette fois-ci les épaulettes de l’engagement de leurs précédents livres – dans le féminisme anti-femme pour Sorman, dans l’idéologie bobo pour Bégaudeau. On allait pouvoir apprécier leur travail littéraire pour lui-même: las ! C’est là que le bât blesse. On réalise en lisant Gros oeuvre et Vers la douceur que Bégaudeau et Sorman n’ont strictement rien à dire et, pire (parce qu’il pourrait encore s’agir d’une entreprise flaubertienne), qu’ils ne possèdent aucun moyen valable pour dire ce rien.

Gros oeuvre et petit talent

Joy Sorman laisse transpirer ici ce qui relève en fin de compte moins de l’idéologie que de la névrose. Son obsession dénégatrice de son sexe et fantasmatique de celui qu’elle n’a pas conduit toute son écriture, à tel point qu’on s’interroge : une greffe de bite réussie ne nous épargnerait-elle pas ses pensums ? Son livre se présente comme un recueil de nouvelles. Il s’apparente surtout à un ensemble de variations sur un même thème, l’apologie du pouvoir bâtisseur des mâles, en tant que tel et pour lui-même. Hélas ! Dans cette compilation lassante de tous les moyens d’habiter et de construire, le lecteur ne trouvera aucune théorie éclairant le sujet, aucune analyse, aucune mise en perspective : seulement un ennuyeux catalogue apologétique. « Les hommes renonceront à tout, au vin et au sexe, mais à être bâtisseurs jamais, ne renonceront pas à leurs mains hyperactives et autocrates ». Outre l’hyperbole absurde et malheureuse, on perçoit tout le provincialisme de la virilité où s’enlise Joy Sorman, qui s’extasie naïvement devant les qualités supposées du phallus. Situation qui contamine son style : comprenant le masculin comme violent, éclatant et péremptoire, Joy crispe ses petits poings de fille pour tambouriner contre la Langue mais, à l’image d’un mauvais boxeur s’excitant sur un sac de sable, ses coups, tous identiques, se perdent en vain sans jamais atteindre aucune cible.

Elucubrations d’un mou malin

Là où Joy Sorman est dure et creuse, François Bégaudeau, lui, est vide et mou. Vers la douceur n’est pas un roman : plutôt un ensemble de variations sur un même thème, celui de l’amour chez le / la trentenaire parisien(ne) maqué(e) par intermittence. On y suit toutes sortes d’interactions amoureuses à l’intérieur et autour d’un groupe d’amis, interactions caractérisées par une constante de notre époque : la tiédeur. Ça s’amourache, mais vaguement. Ca baise moins que ça ne baisouille, de-ci de-là. Ca s’embrouille, mais un petit peu. Ni passion, ni cynisme. Nulle part l’idéal ni la foutrerie brute, non : juste la fétidité du rien. C’est tout ce que raconte Bégaudeau, lequel n’a en outre rien de spécial à en dire. Petit livre, petites histoires, petite ambition, petit style, petites blagues et clins d’oeil complices (les briquets qui circulent sont systématiquement griffés Star wars, les jeux de mots patronymiques débiles s’enchaînent : « L’avenue du Général-Leclerc qui ne s’appelait pas Edouard », « La porte a de nouveau affiché les lettres de Delpech, comme Michel, sauf que le brun frêle et chétif ne s’appelait pas Michel »). Tout se résume à une gentille et misérable pitrerie. La seule éclaircie que propose Bégaudeau est la possibilité d’une idylle naïve entre un semi-mongolien et une grosse tête éreintée. Par son irréalisme et sa gratuité, ce semblant d’histoire rejoint finalement le néant général.

Les recettes de ce fooding littéraire

Ce qui réunit Gros oeuvre et Vers la douceur : une littérature plate, à un point rarement atteint, sans profondeur ni second degré, sans problématique, sans ambiguïté et sans tragique. François Bégaudeau multiplie ses petits schémas amoureux, Joy Sorman ses petits schémas architecturaux ; toute relation a un sens sans en avoir vraiment chez Bégaudeau, tout habitat possède son charme et sa mystique chez Joy Sorman. Le lecteur baigne dans le relativisme, morne chez le premier, exalté chez la seconde. Sans diagnostiquer l’époque. Ne reste qu’à déguster le tout entre trentenaires bobos, autour d’une table basse Ikea. Qui incarne précisément le fondement « esthétique » de cette malbouffe : dans ce genre de livres, tout est uniformisé, remplaçable, bon marché, en toc et structuré selon le modèle du catalogue. A quoi sert donc cette littérature, aliénée à son époque au point qu’elle n’en forme que l’écho, à peine filtré par un faux style ? Le pire restant sans doute que ces « mutins de Panurge » (comme disait Muray) prétendront à l’auréole subversive, là où toute leur pauvre technique littéraire (facilité, automatisme, superficialité, zapping et rayonnages) ne démontre finalement que leur effrayante docilité devant le système.

Par

Gros oeuvre, de Joy Sorman
(Gallimard)

Vers la douceur, de François Bégaudeau
(Verticales)