Rick Bass appartient à la famille des écrivains dits « du Montana » mais il n’aime pas être ainsi catégorisé, même s’il invoque volontiers comme maîtres en littérature Jim Harrison et Thomas McGuane. Longtemps géologue, spécialiste des gisements de pétrole et de gaz, il s’est fait écrivain : un écrivain engagé, profondément amoureux de sa terre et que semble d’ailleurs ne jamais quitter une certaine appétence pour les sols, transformée sous les cieux du Montana en ode écologiste. En témoignent de nouveau les textes qui composent La Vie des pierres : des récits qui abordent des moments de vie intimement liés à l’observation d’une Nature omniprésente, qu’on la parcoure, qu’on l’ignore, qu’on l’oublie ou qu’on tente de la protéger.

Bass, ici, ne se cantonne pas aux seules terres du Montana : il se promène, hante les lieux dans lesquels il a vécu, Texas, Mississipi… Souvent, ses personnages lui ressemblent. Ils traversent des étendues désertes, chassent, pêchent et s’immergent dans un univers qu’ils respectent, accompagnent, admirent. Mais là n’est pas l’essentiel. Si Bass est capable des descriptions les plus réalistes, si on sent dans chacun de ses mots une parfaite connaissance des endroits qu’il raconte, ce qui fait sa puissance réside dans l’influx, dans le souffle presque magique qu’il est capable de créer, et qui fait basculer ses récits, leur donne une vie autre, donne vie à des personnages inoubliables. Jyl, qui apparaît dans deux nouvelles, est l’une d’eux. On la rencontre une première fois alors qu’elle vient juste de tuer son premier cerf, à la mémoire de son père. Désemparée face à l’animal gigantesque, elle ne sait pas quoi faire. Comme dans un conte, une légende, deux vieux frères surviennent alors, qui lui apprennent à être chasseur. La seconde nouvelle se déroule des années plus tard : Jyl est alors recluse dans sa maison, au fond de la vallée, atteinte d’un cancer dont elle n’a que peu de chances de réchapper ; elle ne sort que pour suivre une chimiothérapie lourde. Alors que l’hiver tombe, elle sculpte des bateaux qu’elle laisse filer sur l’eau et dans lesquels elle enferme des histoires, des mots secrets, magiques, des histoires de rien, des noms de pierres, dans l’espoir que les gamins de la famille du bout de la vallée (des chrétiens fondamentalistes, qui vivent en quasi-autarcie) les trouvent, les lisent, s’en amusent. Deux d’entre eux viendront la voir, lui tenir compagnie, apprendre auprès d’elle la vérité des pierres.

Loin de ce registre, Rick Bass s’autorise aussi des digressions à caractère plus politique, voire polémique. Le romancier s’efface alors quelques instants : « Nous, les peintres et les écrivains, n’avons pas envie de nous engager dans la politique. Nous voulons être purs, nous consacrer à notre art. Mais nous savons tous aussi que nous ne sommes pas à la hauteur de la tâche. Quelle histoire, quel tableau peut-on présenter en offrande pour rivaliser avec la Bosnie, la Somalie, la Shoah, la Tchétchénie, la Chine, l’Afghanistan, ou Washington ? Quelle histoire ou quel tableau peut-on donner pour compenser la somme toujours croissante de nos destructions ? » Au milieu d’un appel au secours pour sauver la vallée du Yaak, voici qu’on quitte le domaine d’une narration de fiction. Mais c’est aussi parce que l’écrivain chez Bass est sans fards, parce que l’homme écrit comme il parle, quand les mots submergent la pensée avec un talent qui fait qu’on ne lâche jamais ses personnages, qu’ils soient des ados à l’heure de leurs premières amours, immergés dans une rivière polluée du Texas, coincés dans la coque rouillée d’un bathyscaphe archaïque, ou un gamin en vacances sur le Golfe du Mexique, guettant la rencontre entre deux flots qui laisse sur la plage des milliers de poissons assommés. Toujours latent, dans chacun de ses textes, il y a cette rencontre entre le Sauvage et le Civilisé, dont on ne sait trop quoi attendre, espérer, redouter. Avec cette seule certitude, en point de mire : dans un univers idéal, l’homme parviendrait à simplement se fondre au sein de cet univers qui le dépasse.