Tel un scribe obsédé par l’achèvement de la forme, Bayon livre une nouvelle édition (la quatrième depuis sa première parution) augmentée de son Lycéen culte. Entretien sur cette cour des miracles peu conventionnelle avec son auteur.

Chronic’art : Bayon est-il le roi du néologisme ?

Bayon : Il y en a tant que ça ? Des mots-valises, oui, j’aime bien, les adverbes un peu périlleux aussi. Pourtant, dans ce livre-là, je suis assez académique, scolaire, lycéen, si tu veux. Des mots d’argots devenus adjectifs, oui, j’en use beaucoup. Mais je me méfie de la création de mots. Bon, il en faut, mais je me vois plutôt comme « archaïsant » que « néologisant »… Je suis un écrivain conventionnel, et pas expérimental.

Oui, mais cela sonne académisme post-moderne quand même…

Oui, bien sûr, mais il faut sacrifier à des conventions, comme chez Balzac, par exemple.

Ce n’est pas chez Balzac qu’on aurait trouvé, je cite, « des hanches de bouteille Perrier »…

(Rires) Des hanches de bouteille Perrier, j’ai écrit ça ? Ah oui… Mais on voit, c’est évocateur. Ce n’est pas juste moi qui parle, c’est aussi l’époque, le contexte. On tient là une imagerie propre et précise. Mon travail relève de l’archéologie, et des mots qui la suivent … »Des hanches de bouteille Perrier », ça fait un peu Enrico Macias, quoi…

Autre expression surprenante : « une architecture dégagée de toute inspiration pédérastique ». Pourquoi un tel adjectif ?

C’est simple. L’architecte du lycée du Togo était un pédé -pédophile même- qui habitait à côté de chez nous. Il s’agissait du même architecte qui avait construit le monument d’indépendance du Togo. Ecrire ça, c’était pour montrer à quel point la véhémence est ici impliquée, à ranger les torrents d’un capharnaüm d’impressions. Le lycée était expérimental, avant-gardiste. L’emploi de l’expression « architecture dégagée de toute inspiration pédérastique » montre à quel point tout est concassé, crypté. Ce livre fait dans la compression ; là je vous raconte l’histoire de cet homme, à qui je suis allé rendre visite à l’hôpital quand il était malade, etc., ce qui ne figure pas dans le livre. Il y a encore beaucoup d’histoires en moi sur le sujet, et tu pointes là un raccourci qui en dit long sur ce que j’ai essayé de transmettre, sur ce résumé qui me dépasse et que j’écris.

Tu essaies de restituer le vocabulaire de l’époque. Et par moments, le lecteur d’aujourd’hui, qui n’a pas vécu cette période, ne comprend pas forcément tout ce glossaire. Pour mieux coller à la réalité des faits, sans aucun recul ?

C’est vrai, il y a toute une minutie, un pointillisme du récit, que j’ai tenté de respecter au maximum. Et j’ai souhaité restituer physiquement toute cette jactance. Là-dedans, il y a des choses qui me sont totalement étrangères, et que je ne comprends pas toujours. Lorsque je me suis mis à relire Le Lycéen, je me suis encore surpris du surgissement de telle ou telle anecdote, de telle ou telle expression survenue dans le récit. Il y a tellement de notations au millimètre carré que certaines finissent par sortir de ma mémoire vivante. Tout se retrouve alors mixé, soupesé, concassé, et l’ensemble finit par me rendre étranger à celui-ci. Mais peu importe si on entend des choses qu’on ne comprend pas très bien. L’intention suffit, je crois.

Le lecteur, toutefois, interloqué, se lance bien dans une sorte de transcodage, tu ne crois pas ?

Absolument, et le transcodage joue au niveau de ma propre appréciation… Et pas seulement au niveau du glossaire temporel. Considérant la somme de mes agissements, qu’on qualifiera d’inqualifiable, je suis une dualité totale : je réprouve tous ces actes de vandalisme ; et parallèlement, ou paradoxalement, j’avoue une grande nostalgie de ce tourbillonnement d’insanités. Mais à l’époque, on cassait, « taguait », pour attaquer l’ordre établi, pour rompre, se distinguer, tandis qu’aujourd’hui, c’est la norme à laquelle il faut appartenir. Ce garçon, ce lycéen que j’étais, était bien plus vivant que moi aujourd’hui. Cette turbulence s’impose comme une émanation de ma vie.

Les lycéens que tu décris forment une véritable cour des miracles…

(Rires) Oui, d’ailleurs, j’utilise l’expression à plusieurs reprises dans le livre. L’autre jour, je revoyais des photos : pas un seul ne présentait une imagerie physique un peu exemplaire, ou admirable : chacun est bancal, tortueux, ricanant. Je ne sais pas si ça a vraiment changé aujourd’hui. Rien n’est moins sûr.

Tu qualifies un des lycéens de « sous-Louis de Funès ». Qu’est-ce que ça veut dire ?

(Rires) Qu’est-ce que je voulais dire par là ? (Rires) Oui, il ressemblait à Louis de Funès, mais il était, forcément, inférieur au modèle, qui lui-même était un comble de contrefaçon, voilà (rires)… Je ne saurais trop le décrire autrement.
Un des héros du Lycéen, c’est un certain Zingaro, un « sale gosse » pour qui le narrateur semble avoir une sorte d’attirance-répulsion assez trouble…

Ah Zingaro…Ce n’était pas grand-chose, une sorte de romano venant de je ne sais où… (rires) C’était un conglomérat de serbo-croate, juif, je ne sais pas trop, un peu averti. En tout cas il tirait sa valeur suprême du brassage de toutes ses qualités censées être les plus repoussantes de l’époque. Ce Zingaro, j’en ai fait une quintessence de l’étranger, de l’insoumis. Il est le roi des voleurs de cette cour des miracles à lui tout seul, un Quasimodo sans bosse, un pur mouton, et en même temps un fou du roi.

Il n’avait pas de grande sympathie pour les vélos…

C’est le moins que l’on puisse dire.

Tu écris : « les coups les plus fumants, c’était les plus fumiers »… Sacrée formule…

A chaque réédition, j’ai hésité à supprimer. Ca faisait premier jet, c’était une facilité. Mais on se trouve en plein dans le vif du sujet. Il s’agit d’une fanfaronnade tant stylistique que factuelle, et c’est ça que je désirais exprimer. Alors, j’ai laissé.

Le Lycéen serait-il un bouquin de cancre ?

Oui, oui, on peut le voir comme ça. Il possède en son sein, dans sa création, un vice de forme, comme un péché originel. Au lieu de préparer l’agrégation de lettres, je me suis mis à peaufiner l’écriture du livre ; il a surgi comme une compensation. Ce bouquin-là arrivait sans préméditation, sans aucun projet littéraire à proprement parler. J’avais une dizaine de jours pour combler le déficit énorme d’une année de pur laisser-aller, de négligences, etc. Je crois avoir payé un peu ma dette avec ce livre. Je me suis rendu à l’agreg’, et j’étais totalement conscient que je signais mon arrêt de mort avec le livre, je perdais mes dernières chances de combler mes manques. Ca n’avait pas d’importance, pourtant. Au fil des rééditions, il est devenu une sorte de travail très méticuleux, tout ce qu’il y a sur le chahut, un abécédaire, une somme. C’est le livre qui rend compte de ça. On fait dans la surenchère, toujours, en racontant le chahut. C’est très dur à restituer…

Pour le recréer, tu utilises souvent des expressions décalées, comme le cri « Corbioôôôô », fer de lance d’un de tes acolytes…

Oui, « Corbiôôôôô »… (rires) C’est puéril, mais c’est un devoir, au vu du sujet. Je le répète, ce livre n’est rien d’autre que ma dette payée à l’enseignement. Et en même temps, il touche à l’éducation sentimentale, à l’éducation tout court. Il y a du bizutage là-dedans aussi -ça aussi, c’est l’éducation. Mais le chahut, plus ou moins grave, se trouve corrigé lorsque survient 68, correction qui vient soulager le lecteur. Ca ne me satisferait pas si les forfaits racontés n’étaient pas punis.

Tu le considères comme un roman moral ?

Oui, et ça me plaît que survienne une sanction terrible. Dans cette édition-là, un de mes projets a été -suite à La Route des Gardes, fini entre-temps- de retirer tout ce qui faisait état de la moto, de la Norton et de l’accident, même si c’était sous une forme très ramassée. Or, le livre était déséquilibré. J’ai réessayé de faire l’impasse, mais le livre était disproportionné à mon sens. Il manquait le « Commandeur de pierre »… Et le défi ne saurait exister s’il n’y avait pas la chute… J’ai vraiment besoin de la sanction morale, du jugement, si terrible soit-il.

Tu donnes dans ce roman une vision complexe de l’amitié…

Car celle-ci est complexe. On ne saurait la réduire à un simple « tu es mon copain », et point ! On voit bien que ces garçons qui vivent entre eux ne cessent de s’acoquiner. De vrais liens se sont instaurés entre eux, plus ou moins forts, avec les fourberies de l’adolescence. Si je les évoque, ces liens, cela vient du fait que j’ai changé sans cesse de vie, de maison, d’où une instabilité fantastique. Je cherchais des conquêtes, mais elles étaient d’amitié. Je suis toujours frappé de la façon dont je peux me lier avec les gens. Je crois sincèrement que c’est un des prix et des plaisirs de la vie que d’accompagner le bavardage -ou bien les coups-, comme on peut échanger ses impressions sur les navets. Sur l’enfant, je prends l’expression « pervers polymorphe » : il ne faudrait surtout pas la réduire simplement à la haine. Freud ne voulait pas du tout parler de haine, il entendait ça comme imbriqué dans la jeunesse, véritable état où se côtoient la destruction et la création. L’enfance, ou l’adolescence, c’est un conglomérat de paroxysmes, de détestation et d’adoration, où l’amitié, comme la sexualité, se montre extravagante.

Concernant cette dernière, Zingaro aime bien utiliser le mot « pied », et il le répète souvent dans le récit.

Ca, c’était son mot, oui, avec « ta gueule, ta gueule »… (rires) J’ai découvert récemment, au crédit du personnage de Zingaro, il y a trois-quatre ans, c’est-à-dire trente ans après les faits, que le mot était passé dans les mœurs, sorte d’intuition poétique. On emploie le pied pour forniquer, couramment en banlieue. Enfin, « pied », dans l’émission zingarienne, concerne essentiellement l’inceste. La sexualité dans l’esprit de ce pur génie, quasiment sadien à cet égard, ne se conçoit pas autrement que relativement à la sœur et aux cousines ; et très exceptionnellement aux copines des cousines ou de la sœur. (Rires) Avec ce personnage, on se situe dans l’aversion totale. Jamais il ne m’inspire autre chose que de l’aversion, et en même temps de l’adoration, forte. Ces liens passionnels, où répulsion, haine et admiration béate sont indémêlables, sont également tellement sexués… (silence) Comme les rapports aux parents d’ailleurs. Je ne suis pas dans la tête des autres adolescents, mais je ne conçois pas qu’il puisse exister un ado sans répulsion de ses parents, de leurs nudités, de leurs existences corporelles.
Restons dans la famille. Tu as choisi de rééditer ce livre, de le remodeler, c’est en hommage à ton frère ?

On peut dire ça. Il apparaît là pour le narrateur en grand frère quasi paternel. En même temps, c’est aussi l’ombre de Caïn, menaçant, inaccessible. Paradoxalement, Jean-Marien est là tel qu’en lui-même… Dans le chapitre que j’ai exhumé sur 68, il est le guerrier, l’autonome incontrôlable, le véritable forcené en 68… Et ce qui est bizarre, c’est que c’est celui qui va toujours au feu et que c’est moi qui n’y vais pas, mais qui à chaque fois subis la punition… Pour la moto, c’est lui qui a été coureur, qui poussait la chose au paroxysme, et c’est moi qui finalement fus la victime. Lui, c’est celui qui contrôle, provoque, va au feu, et qui en ressort intact. En passant du côté de la vie, il retrouve un semblant de stabilité presque misérable, assagie. Son programme, en 68, c’était de tuer un flic, tuer le père comme on dit. Et d’un mois à l’autre, il a basculé dans le pré-Larzac. Il avait retrouvé une vraie sagesse, partant travailler la terre avec les paysans, en servage volontaire, sans doute une volonté d’exténuer pour sauver la bête en soi. Au-delà de l’image que je restitue de mon frère, quelque chose me touche dans la réédition du Lycéen : c’est un des seuls livres que mon frère ait lu -il n’était pas indifférent, il avait même de l’estime pour ça, mais il vivait dans un pragmatisme rationnel, pratique, aux antipodes du lyrisme. Les mots n’avaient pas de double sens pour lui. Il ne croyait pas à la dimension poétique. En tout cas, Le Lycéen est le seul livre que je l’aie vu lire devant moi ! Je me souviens d’un jour où il se plongeait dans le livre, il était dans l’épisode dit « des hamsters », et il s’exclamait : « c’est pas possible ! » Alors que c’était sa propre histoire qu’il lisait. Ca a été déterminant pour moi de voir ce regard de mon frère sur cette pure ignominie transformée, cette alchimie. Quand il le lit, c’est un plaisir, un instant du passé qui revient, et quelque chose se passe dans la reconversion qui s’est effectuée sur le papier. Un acteur de la misère, au cœur de cette misère, peut la lire avec jubilation, en se repassant de la vilenie, de la veulerie, et c’est une belle image de mon frère. Oui, ce livre-là, si je ne répugnais pas aux dédicaces, j’aurais pu lui dédier. En même temps, c’était bien comme ça. La Route des Gardes, élan de célébration de mon frère plus officiel, ne l’intéressait pas. Contrairement au Lycéen et Haut fonctionnaire, ça le bluffait ; je ne sais pas pourquoi.

Te vois-tu comme un romancier « de mecs » ?

Oui. Le Lycéen, c’est un roman très garçonnier. Pourtant, les personnages féminins sont toujours surinvestis dans une relation très courtoise. J’imagine que ça doit être assez curieux de voir -j’ai connu différents témoignages allant dans ce sens- à quel point peut se manifester l’altérité et l’attraction sensitive, la dévoration, le voyeurisme dévorant. C’est très garçonnier, soit. Et un regard féminin doit apprendre des choses sur le sujet. Par exemple la collection de façon générale, une chose très garçonnière. En plus, le lycée que je décris était le lycée de garçons, sans l’ombre de filles. Dans le livre, c’est la constitution d’un dossier énorme, divisé en catégories, en chapitres, de ce qui fait le lycée, le préau, la scolarité. Et c’est tellement étranger que j’imagine que c’est très fascinant pour une femme de mettre les yeux dans ce monde forclos, cette forteresse. Et les personnages de femmes, c’était la curée, la Thénardier, vague femme du concierge qui passait la serpillière accroupie et sur laquelle on déversait des tombereaux d’ignominies. C’était ça, l’image de la femme qu’on avait dans les murs du lycée…

Ta passion du rock vient de ce monde sans filles, justement ?

Certainement. J’imagine que dans la vie d’ado, il y a un processus de compensation à la frustration sexuelle, un refoulement par la violence lascive, le dévergondage. C’est ce qu’a représenté, symboliquement, le rock, à mes yeux tout du moins. Jusque dans ses formes les plus extrêmes : vois la « cuirophilie », la sensualité louche de celle-ci, ou celle de Presley… Il est toujours question de femmes dans les rocks les plus endiablés, qui sont systématiquement des rapports sadomaso, style « mets des chaînes autour de moi »…. Toujours. Les déhanchements de la danse vont dans ce sens. D’ailleurs, un des titres les plus connus d’Elvis ne dit-il pas : « tout pour te satisfaire pour être celui que tu préfères ».

Pourquoi as-tu mis en exergue de tous les chapitres des dépêches d’actualité d’époque, narrant des catastrophes dans le monde entier ?

Je crois que tu as tout dit… (rires) J’aime bien, j’aurais du mal à l’analyser, c’est pour capter le malheur ambiant, l’image du chaos qui se déroule autour de nous, l’ancrer dans l’époque, pour rattacher tous les faits à une autre réalité sociale, absurde elle aussi.

L’image du journaliste qui défend Yves Duteil, Ophélie Winter et Jean-Claude Van Damme ne nuit-elle pas à l’écrivain ? Ne lui fait-elle pas perdre un peu de crédibilité littéraire ?

Non, car les deux n’ont rien à voir, ne sont pas sur le même terrain. D’ailleurs, si tu aimes la chanson, je te conseille le dernier Henri Salvador ! Très étonnant, je t’assure.

Propos recueillis par

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