Les Intermittents ont annulé le festival « In » d’Avignon. Pendant ce temps, le « Off » continue. L’occasion d’un débat public ou le début du feu aux poudres ?

Il n’y a plus de rubrique théâtre sur Chronic’art depuis deux ans bientôt. Nous sommes donc a priori assez mal placés pour en parler et pour aborder légitimement les problèmes des intermittents, tels qu’ils se manifestent ces jours-ci à Avignon. Cependant, l’occasion fait le larron, et me voilà à Avignon, accompagnant la jeune compagnie Chrytobule pour ses représentations dans le « Off » du festival. A moitié en vacances et avec suffisamment d’inconscience professionnelle pour tenter ici de rendre compte de ce qui se passe dans la Cité des Papes. Petit résumé (forcément incomplet) : le festival se divise en « In », subventionné et officiel, et « Off » indépendant et parallèle. Sans le « In », le « Off » n’existerait pas (les salles périphériques au Palais des Papes se sont ouvertes progressivement, à mesure que croissait le succès du festival officiel, et désormais, les deux manifestations cohabitent et drainent toutes les deux le public vers Avignon) et pourtant, pour la première fois cette année, le « In » a été annulé et les compagnies du « Off » sont divisées : la plupart d’entre elles sont locataires des théâtres qui les accueillent, et elles ont investi tant en argent et en énergie, qu’une grève générale les condamnerait à une faillite à très court terme (et a-t-on jamais vu un patron se mettre en grève au sein de sa propre entreprise ?). Il leur faut donc jouer, quitte à se mettre à dos les autres compagnies grévistes, qui revendiquent le fait de ne pas jouer aujourd’hui pour pouvoir jouer plus tard. Chacun se sent solidaire de la nécessaire réaction des intermittents au protocole signé par le Medef et la CFDT, qui aboutira, à terme, à la liquidation d’une majeure partie de la profession et à la disparition de la diversité culturelle française, mais personne, évidemment, ne veut disparaître tout de suite. A Avignon depuis lundi, les « AG » où tout le monde parle et où aucune décision n’est réellement prise, se succèdent, à mesurent que croissent les tensions. Les plus politisés veulent empêcher les représentations ; les plus nécessiteux ne peuvent pas ne pas jouer ; malgré l’annulation du « In », certains considèrent que le « Off » doit continuer à attirer les spectateurs afin que les débats et les manifestations continuent et soient visibles par un plus large public. Les médias voient tout ça par le petit bout de leur lorgnette libérale, en plaignant les commerces locaux sans jamais réellement présenter le danger encouru par la profession (sans jamais réaliser que les commerces locaux sont menacés d’abord par le protocole d’accord et le gouvernement qui va le ratifier). Bref, c’est le gros bordel.

A Avignon, de fait, il n’y a pas grand-monde dans les rues, mais beaucoup d’affiches en carton accrochées sur tous les murs, mosaïques sans fins ni moyens, quelques touristes désœuvrés (certains avec des autocollants « spectateurs solidaires » ou « spectateurs à vendre » qui cherchent des spectacles à voir), des terrasses vides qui semblent crier leur désir de se remplir, et des intermittents qui défilent. Mercredi, les acteurs du « In » et du « Off », portants brassards noirs et affiches à bouts de bras, ont parcouru Avignon en une marche silencieuse, semblable à un sinistre cortège funèbre, avant de déboucher sur la place du Palais des Papes, où les affiches « en grève » ont été placardées sur les murs, avant que les milliers de manifestants se mettent, d’abord comme un murmure souterrain, puis progressivement de plus en plus fort, à crier tous en chœur, soutenu et répété, le mot « Grève », le poing levé. Tandis qu’une grande banderole noire affichait » La mort dans l’âme « , mots repris de la déclaration des 1109 cinéastes intermittents en grève parue dans Libération ce jour-là, des intermittents s’allongeaient sur les marches du Palais, comme autant de futurs cadavres tombés sous la faux du baron Seillière.
Chaque jour, cette mise en scène macabre est répétée, tandis que les compagnies du « Off » qui veulent continuer à jouer s’organisent pour diffuser l’information, partagées entre spectateurs indécis et intermittents grévistes, virulents ou modérés.

Spectateurs profanes mais conscients des revendications des intermittents (on l’est un peu ou on compte bien l’être bientôt), on ne peut s’empêcher de ressentir douloureusement cette théâtralisation morbide et violente du militantisme. Devant les brassards de deuil, les morceaux de scotchs noir collés sur les bouches closes, les appels au silence (« chut ! »), les marches mutiques, lorsque les intermittents bloquent les représentations et saluent comme autant de victoires les « annulations » et autres « écrans noirs », on se sent partagés, spectateurs d’une curieuse dichotomie, entre ceux qui ne veulent pas faire pour dire, et ceux qui veulent faire mais ne peuvent plus dire (comme si le fait de vouloir jouer leur avait retiré leur légitimité politique, le droit à la parole politique). Les moyens mis en œuvre dans cette contestation relèvent sinon de la démission (c’est Aillagon qui devrait démissionner), du moins de l’inaction. Cet in-agir, ce non-faire, la création auto-empêchée, la cessation volontaire du mouvement, l’annulation de la représentation, dans tous les sens des termes, semblent aller ici à l’encontre des principes même de l’art du Théâtre. Comment adhérer à un mouvement qui semble déployer aussi sa propre disparition, immédiatement ?

Faire du théâtre est un acte politique. Déjà parce qu’il est un acte. Ensuite, parce qu’il est un discours (de la bouche aux oreilles, des orateurs qui s’adressent à un public). On repense aussi aux très belles phrases de Bruno Tackels dans un vieux numéro de la revue Limelight : « (…) le théâtre est incommensurable au politique. Il ne peut et n’a pas à se mesurer à lui. Il n’a pas à lui donner sa mesure. Il doit parler sa langue propre, étrangère, et lui préserver toute sa force. , il œuvre de façon politique. » On les détourne un peu ici, ces phrases, mais elles gardent leur pertinence dans la situation que vit Avignon aujourd’hui : le théâtre doit aussi se préserver et persister hors du politique tel qu’il est pratiqué dans le cadre général de la société. Il est une exception à l’ordre commun du discours, et rien ne devrait l’empêcher ni l’interdire, pas plus Aillagon que les Intermittents grévistes. Mais bon, c’est seulement mon point de vue (en tant que simple amateur et intermittent potentiel).

A Avignon désormais, la peur semble être partout. Les compagnies qui jouent ont peur de disparaître d’ici la fin du festival (faute de public, ou si on les empêche de se produire), les compagnies grévistes ont peur de voir leur mouvement réduit à néant par les compagnies qui jouent, les compagnies non grévistes ont peur des grévistes (qui utilisent trop souvent l’intimidation plutôt que la concertation), et évidemment, tout le monde a peur de disparaître après la ratification du protocole (sans parler des spectateurs et des commerçants, largement couverts par LCI). Mais depuis mercredi, depuis la marche silencieuse dans les rues d’Avignon, c’est la violence civile qui affleure de ce nouveau mouvement. Le cortège mutique qu’on a vu en Avignon retenait non seulement son cri, mais aussi son bras. Qui, permettez-moi de n’en pas douter, tombera bientôt sur ce gouvernement. La peur va changer de camp, comme on dit.

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