Il est relativement rare d’assister à l’éclosion d’un talent, et si Kiyoshi Kurosawa (Cure, Charisma) apparaît aujourd’hui dans le paysage cinématographique mondial, ce n’est pas à proprement parler un nouveau venu.

Auteur d’une vingtaine de films depuis 1983, cet ancien étudiant en sociologie ne doit sa gloire récente qu’à la présentation de son film Cure dans plusieurs festivals en 1997. Son œuvre féconde se partage entre films de genre et films d’auteur et traverse l’idée de la peur comme physique de l’existence. Kiyoshi Kurosawa bénéficie aujourd’hui d’une large rétrospective dans le cadre du Festival d’automne à Paris et de la sortie en salles de plusieurs de ses films (Cure, sorti le 10 novembre, Charisma, le 8 décembre et Licence to live le 16 février 2000).

Empruntant à tous les genres, Kiyoshi Kurosawa cherche à dépeindre les stigmates d’une société japonaise confrontée à une modernité dans laquelle elle a du mal à se retrouver. En cela, il rejoint le travail de nombreux cinéastes de sa génération tels Sogo Ishii, Masato Harada ou encore Shinji Somaï. Son entrée en cinéma s’effectue par la petite porte : les deux premiers films qu’il réalise relèvent d’un genre auquel Tatsumi Kumashiro a donné ses lettres de noblesse, celui du pink egai, films au caractère légèrement érotique. The Excitement of the do-re-mi-fa-girl (1985), son deuxième film, se veut ainsi une variation amusée sur l’univers des films mao de Godard. On y retrouve le milieu estudiantin de La Chinoise appliqué à l’étude de la jouissance en lieu et place du petit livre rouge du grand timonier, mais aussi le plan de grue de One+One ou encore le final directement inspiré de Luttes en Italie. Sans être totalement convaincant, les références sont trop chargées et trop lourdes à porter, le film de Kiyoshi Kurosawa séduit toutefois par sa légèreté, le jeu alerte et vert de ses comédiens. Après une période de vaches maigres et une série pour la télévision (The Wordholic prisoner (1992), Kurosawa se refait une santé, en compagnie d’une nouvelle génération de producteurs avec la réalisation de films de série B. The Guard from the underground (1992), l’un des premiers d’entre eux, inscrit définitivement son ?uvre dans une angoisse autant cérébrale que physique. Un meurtrier poursuivi par la police se fait passer pour le nouveau gardien d’un immeuble de bureaux, où très vite il s’applique à terroriser l’ensemble du personnel pour finir par les exterminer froidement et méthodiquement. Le mal s’immisce alors dans les films de Kurosawa comme une force inéluctable et implacable dont le détonateur reste toujours secrètement enfoui. Dans le diptyque Serpent’s path / The Eyes of the spider (1998), un même traumatisme originel -le viol de la fille du protagoniste- devient le soubassement de toutes les pulsions meurtrières. A travers le sentiment de vengeance qui régit également les personnages de The Revenge (1997) et de son « sequel » réalisé la même année, Kiyoshi Kurosawa confère un statut de toute-puissance à ses héros, les rendant capables de s’affronter à une mafia vile et en pleine décomposition.
Inspiré par des réalisateurs américains tels que Don Siegel ou Sam Peckinpah, cette face sombre de l’auteur contraste avec ses débuts, mais aussi avec la série Suit yourself or shoot yourself réalisée entre 1995 et 1996. Celle-ci est composée de six films de comédies policières assez proches par moments du non-sensique de certains films de Hong Kong, avec cependant une approche de la mise en scène différente, organisée essentiellement autour de plans-séquences très structurés.

Naissance d’un auteur

Dans tous les films de Kiyoshi Kurosawa, l’argument scénaristique n’est qu’un prétexte axiomatique. Homme affable mais peu porté au discours, Kiyoshi Kurosawa ne délivre ses propos qu’avec parcimonie, s’excusant presque toujours d’en dire trop. Son désir est de laisser celui du spectateur se confronter aux films eux-mêmes, sans commentaire parasite. Rejetant tout effet démonstratif, son talent consiste au contraire à suggérer, à créer des interstices et des béances où le spectateur se retient parfois pour souvent mieux s’y jeter. Avec ses derniers films, il radicalise cette démarche, profitant de son aura naissante pour s’affranchir progressivement du film de genre et s’accomplir dans des productions plus ambitieuses où la métaphysique prend une place de plus en plus grande. Entamée d’une certaine manière avec Cure (1997), cette période est riche du magnétique Charisma (1999) et d’au moins deux chefs-d’œuvre que sont Licence to live (1998) et le très antonionien Vaine illusion (1999). Du nihilisme de ses films les plus noirs, Kurosawa ne garde que le désenchantement, sujet privilégié d’une grande part du cinéma asiatique contemporain. Le dispositif kurosawien s’expose par la grâce de plans nimbés d’une lumière ocre ou terne qui dissimule presque toujours l’expression et les visages des comédiens filmés de loin et dans la durée, dans un refus du psychologisme. En abordant des thèmes comme l’amnésie et la disparition, Kiyoshi Kurosawa élargit son obsession de l’angoisse de vivre à celle de l’inscription du corps dans le réel. La perte de mémoire devient un signe de non-appartenance au monde, le jeune homme de Licence to live s’efforce ainsi de recréer un univers à sa mesure tout en sachant qu’il est inévitablement voué à l’échec. Quant au criminel amnésique de Cure, il se sait déjà condamné à errer ailleurs. La disparition, elle, se traduit par une lutte : celle de l’arbre contre la forêt dans Charisma ou celle de la conscience de soi contre la présence du corps dans Vaine illusion.

Ainsi Kiyoshi Kurosawa, sorti de l’économie de production des séries B, s’exerce au film d’auteur « moderne » (au sens où on l’entend depuis les années 60) avec un don évident et une fascination reconnue pour les films d’Abbas Kiarostami. La force des films de Kurosawa se résume alors à questionner le rapport dialectique que l’on entretient avec l’écran et la projection de nos fantasmes les plus inconscients, nos envies de meurtres ou de mort, de folie et l’effroi infini de la chair.

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