Asia Argento a beau être un sex-symbol en Italie, elle n’a rien d’une bimbo. A 23 ans, la fille de Dario Argento incendie l’écran dans New Rose Hotel, le nouveau film d’Abel Ferrara, où elle joue le rôle d’une prostituée machiavélique, et déploie une séduction trouble, impose sa beauté complexe. Exigeante, passionnée, elle ne vit que par et pour le cinéma. Pour Chronic’art, elle se met à nu. Interview fleuve.
Chronic’art : Pouvez-vous définir le lien qui vous unit à votre père, Dario Argento, le maître du giallo ?
Asia Argento : (Pensive) Je dirais que mon père m’a conçue dans le seul et unique but de m’avoir dans ses films. Car je suis l’incarnation de son héroïne type : la jeune fille frêle, aux longs cheveux noirs, de Suspiria et de tous ses autres films, c’est moi. Et c’est lui. Car ces filles représentent la part féminine de mon père. D’ailleurs, notre relation n’est pas vraiment du type père-fille. Nous sommes plutôt des amis très proches. Quand je suis à Rome, je l’appelle et on dîne ensemble. J’aime lui parler plus qu’à quiconque. Et ça, c’est parce qu’on fait des films ensemble (ndlr : Trauma -1992 ; Le syndrome de Stendhal -1996 ; Le fantôme de l’Opéra -1998). Mon père et moi sommes devenus amis grâce au cinéma.
Est-il très protecteur à votre égard ? On imagine qu’offrir sa fille au monde entier n’est pas chose facile…
C’est vrai qu’en un sens, il expose sa fille au regard du monde entier, à travers ses films. C’est quelque chose de très étrange. Mais bon… il me fait confiance. Il sait que je suis capable de gérer ça toute seule. Dès l’âge de 14 ans, je voyageais seule, à Londres, New York… Peut-être mon père avait-il peur pour moi, dans la solitude de sa chambre. Mais, en tout cas, il ne me l’a jamais montré.
Vous avez enchaîné le tournage de New Rose Hotel, d’Abel Ferrara, avec le tournage du Fantôme de l’Opéra, qu’a réalisé votre père. Ne fut-il pas difficile de passer d’un univers à l’autre ?
Si, bien sûr. Abel et mon père ont tous deux des personnalités très fortes. Ils ont tous deux des thèmes de prédilection, des obsessions récurrentes, des mondes bien à eux. Quand on s’est immergé dans l’univers d’un auteur, c’est dur de s’en extirper pour replonger dans l’univers d’un autre. Ce fut d’autant plus difficile que dans New Rose Hotel, j’interprétais le rôle d’une prostituée. Puis, un mois après, je jouais une vierge tout de blanc vêtue dans Le fantôme de l’Opéra. C’était très bizarre. Mais j’ai eu de la chance d’avoir tourné les deux films dans cet ordre-là. Car après le film d’Abel, je me sentais vidée, perdue. Ça n’a pas été facile de redescendre sur terre. Le film de mon père m’y a aidée.
Abel Ferrara et votre père travaillent-ils de la même façon ?
Pas du tout. Abel a un script en bonne et due forme, mais qui lui sert uniquement de garde-fou. En partant de cette base, il improvise tout. Il découvre ce qu’il veut faire au moment de le faire. Il laisse les acteurs se débrouiller, et il essaie de leur voler des instants de grâce. Mon père, lui, a une méthode de travail quasi scientifique. Il débarque sur le plateau avec un storyboard extrêmement détaillé. Rien n’est laissé au hasard, car pour mon père, qui ne fait que des films d’horreur, l’objectif est de susciter la peur. Or, pour y parvenir, il faut être extrêmement précis.
Comment s’est déroulé le tournage de New Rose Hotel ?
Vous savez, la seule chose que j’aime dans le métier d’actrice, c’est de pouvoir travailler pour le réalisateur, me mettre à son entière disposition, le rendre heureux. Or, je n’avais jamais travaillé avec quelqu’un comme Abel. Si vous jouez une scène deux fois de la même façon, il se met à flipper. Donc, vous devez constamment inventer, improviser. Plus vous improvisez, plus Abel s’amuse, et plus il vous aime, et plus la caméra vous aime. Même chose avec Christopher Walken. J’ai très vite compris qu’il s’ennuyait à vous donner la réplique si vous lui débitiez sans arrêt le même texte. Plus vous improvisez, meilleur il est, et donc, meilleur vous êtes. Du coup, je passais mon temps à rajouter des choses qui n’étaient pas dans le script. C’était d’autant plus facile que je m’étais imprégnée de la nouvelle de William Gibson (ndlr : qui a inspiré New Rose Hotel). Je connaissais mon personnage par cœur : son odeur, ses vêtements, sa façon de penser…
Comment définiriez-vous votre personnage ?
Tout ce que je peux vous dire, c’est l’idée que je m’en fais. Car New Rose Hotel est un film interactif. Au départ, il y a quand même quelques données objectives : Sandii est une prostituée engagée par deux espions, X/Dafoe et Fox/Walken, pour séduire un savant japonais qu’ils voudraient bien livrer à la concurrence, moyennant une substantielle commission. Mais l’opération foire, et Sandii ne revient pas. A partir de là, libre à vous de considérer qu’elle s’est fait tuer durant la mission, ou qu’elle s’est fait la malle. Chacun peut y aller de sa propre interprétation. Abel, par exemple, voit mon personnage comme une pauvre fille, gentille et naïve, qui tombait sincèrement amoureuse de X/Dafoe, et allait revenir le chercher à l’hôtel New Rose, une fois sa mission terminée. Mais pour moi, Sandii est une super-espionne. Elle a monté toute la scène du bar, au début du film, juste pour se faire remarquer des deux espions, et se faire embaucher, afin d’accomplir une vengeance personnelle. Car dans la nouvelle, il est dit que « son père était un employé désavoué par la société pour laquelle travaille le savant japonais convoité par les deux espions ». Je trouve que c’est un détail qui change tout. Pour moi, Sandii veut se venger de la société qui s’est débarrassée de son père, et elle utilise tout le monde pour parvenir à ses fins. Les deux espions croient la manipuler, alors que c’est elle qui manipule tout le monde.
C’est une interprétation très… féministe.
Oui, mais si vous lisez Gibson, vous vous rendrez compte que c’est un écrivain très misogyne. Et le script d’Abel me mettait en rogne. Car mon personnage n’avait aucune épaisseur : il s’agissait d’une nana complètement débile, portant string en cuir et compagnie. Je ne supportais pas l’idée de la jouer de cette façon. Car enfin, c’est elle qui risque sa vie, alors que les deux hommes restent assis sur leur derrière en attendant que la monnaie arrive. De plus, dans la romance qui s’engage entre elle et X/Dafoe, elle sait bien que celui-ci ne l’aime pas vraiment, qu’il ne s’intéresse qu’à ses seins. Et ça la fait souffrir. Elle n’est donc pas méchante gratuitement. Elle a une triple vengeance à accomplir : venger son père ; se venger de la façon dont X la traite ; se venger de la façon dont elle est exploitée par X et Fox. Je pense que Virginie Ledoyen, qui était pressentie pour le rôle, ne l’aurait pas joué comme ça. Elle se serait sans doute conformée à ce que disait le script. C’est pour Abel que je me suis autant impliquée dans l’écriture du film. Pour quelqu’un d’autre que lui, je me serais contentée de suivre le script. Mais lui me donnait la possibilité, la liberté de développer mon personnage, de le rendre fort, réel. Je me devais donc de faire plus que simplement apprendre mon texte. Mais au final, libre à vous de partager ou non mon interprétation. Le film fonctionne tout aussi bien si l’on considère que Sandii est une victime.
Finalement, le véritable héros de ce film interactif, c’est le spectateur…
Exactement. A lui d’assembler les pièces du puzzle. Ce film américain est tellement non-américain ! (rires) A Hollywood, on considère que le public est tellement stupide qu’on ne lui laisse plus rien à imaginer, où à comprendre par lui-même. On le prend par la main, et on lui explique tout. Mais dans la vie, on ne connaît jamais vraiment une personne, on ne sait jamais pourquoi on tombe amoureux… On ne peut pas tout expliquer. Abel, lui, il vous laisse vous débrouiller avec le film, afin que, finalement, vous vous l’appropriiez. C’est sans doute pour cela qu’il a été si difficile de trouver une distribution aux Etats-Unis. Ici, en France, Ferrara est un auteur respecté. Mais aux Etats-Unis, les gens ne savent même pas qui il est. Remarquez, en un sens, c’est plutôt rassurant, si vous voyez ce que je veux dire… Laissez-moi vous raconter mes mésaventures avec Hollywood. Il y a quelque temps, j’ai joué dans B. Monkey. J’ai fait ce film parce que j’étais très attirée par le personnage, qui était mystérieux, ambigu. Mais Miramax, le producteur du film, a ruiné tout le travail que j’avais fait sur le personnage. Une fois le montage terminé, les gens de Miramax ont décrété qu’ils n’étaient pas d’accord avec la vision du réalisateur. Et comme ils ont le final cut, ils m’ont forcé à rajouter une voix-off, genre « Je suis ceci, je faisais cela, et voilà pourquoi je fais ceci, et voilà pourquoi j’ai arrêté de faire cela… » Vous imaginez ? Ils ont complètement foutu mon travail en l’air (très remontée). Une voix-off ! Fuck that ! Aujourd’hui, le film n’est toujours pas sorti. Cela fait deux ans que Miramax se bat avec le réalisateur pour le final cut. Vous vous rendez compte ? C’est ça l’Amérique ! Ce n’est pas en Italie qu’une chose pareille pourrait arriver : là-bas, quand un film est fini, vous le sortez, car vous avez besoin de rentrer dans vos frais. S’il est bon, il est bon. S’il est mauvais, tant pis. Je n’escompte pas que mes films plaisent à tout le monde. Autrement, je ferais des films comme La Vie est belle…
Ce qui a également dû désarçonner les Américains, dans New Rose Hotel, c’est que pour un film d’espionnage, il n’y a pas beaucoup d’action…
C’est vrai (rires). L’action est commentée, mais jamais directement représentée. De l’opération de kidnapping du savant japonais, on ne verra donc que les préparatifs, et les conséquences. Abel, qui a le sens de l’ellipse, a purement et simplement sucré toute la partie concernant le déroulement de l’opération. New Rose Hotel est donc un film d’action… sans action ! Ou plutôt, l’action se reporte ailleurs. Elle apparaît de façon fugitive sur les écrans vidéo qui pullulent dans le film. De même, New Rose Hotel est un film de science-fiction… dont on met une heure avant de comprendre qu’il en est un. Je m’explique. Rien n’indique que l’on soit dans le futur. On est aux antipodes de Johnny Mnemonic (ndlr : avec Keanu Reeves, ndr) ou Nirvana (ndlr: avec Christophe Lambert), ces films idiots qui se voulaient cyber, empruntant ceci à Philip K. Dick, cela à Gibson,… mais qui ne faisaient que décliner l’imagerie high-tech traditionnellement associée à l’idée de futur. Alors qu’Abel, lui, dit : « L’avenir, c’est maintenant ». Du coup, le seul truc vaguement futuriste que l’on voit dans le film, c’est un note-pad U.S. Robotics ! Ça n’a rien d’extraordinaire. Ça existe déjà ! Le film d’Abel est impossible à situer dans le temps et dans l’espace. C’est très perturbant, car on perd tous ses repères : il n’y a ni marquage temporel, ni marquage spatial… ni intrigue véritable, puisque le sujet de départ -le kidnapping- est totalement occulté !
Ce qui fait dire à certains que le film est inabouti…
Oui, sauf que c’est tout le contraire. New Rose Hotel n’est pas vide, même si, a priori, il ne s’y passe rien. C’est un film à faire. Comme un puzzle. Ça irritera ceux qui ont l’habitude d’être pris par la main de A à Z, avec un bon gros dénouement bien explicite. Ça passionnera les autres.
Est-il exact que vous êtes sur le point de passer de l’autre côté de la caméra ?
Oui. En fait, je vais me dédoubler. Je m’apprête à réaliser mon premier film, que j’ai écrit, et dans lequel je jouerai aussi. Mon père était un peu inquiet, lorsque je lui ai soumis le script, car c’est une histoire très dure, très violente. Mais il ne s’agit pas d’un film d’horreur ou d’un thriller. Au contraire, c’est une histoire d’amour très réaliste, avec une grande violence sexuelle. C’est donc un film perturbant sur le plan psychologique. Mais mon père a fini par se rallier à mon idée. Il m’a dit : « Si c’est ton histoire, c’est ton histoire ». De toutes façons, je me fous pas mal de mon image, et de ma « carrière » (elle prononce ce mot avec un dégoût marqué). Je n’ai pas envie de faire Titanic ! Ce qui m’intéresse, c’est de travailler avec des cinéastes aussi talentueux que mon père ou Abel. Je serais prête à faire n’importe quoi pour eux.
Avec qui d’autre aimeriez-vous travailler ?
Avec Vincent Gallo. Et cela va se faire sous peu. Nous sommes très amis. Il m’a appelée pour me dire qu’il acceptait de jouer à mes côtés dans le film que j’ai écrit. Heureusement qu’il a dit oui, car j’avais écrit le rôle pour lui. Je l’adore. Et j’adore son film Buffalo’66. Je trouve que c’est un film précieux pour un pays aussi stupide que le sien. Vous savez, aux Etats-Unis, les gens le détestent. Tout le monde pense que c’est un sale type. Mais c’est pour se donner une contenance qu’il casse du sucre sur le dos des gens. En fait, c’est quelqu’un de fragile, comme le personnage qu’il interprète dans son film. Vous savez comment on s’est rencontrés ? Il m’a appelée pour m’inviter à la première mondiale de Buffalo’66, qui avait lieu, allez savoir pourquoi, en Italie. Là, il m’a dit quelque chose de simple, de touchant… c’en était presque pathétique. Il m’a dit : « Tu sais, Buffalo’66, je ne sais pas comment les gens vont l’accueillir. Mais je m’en tape. Car j’espère et je suis sûr que dans 15 ans, il y aura ce gamin, au lycée, qui tombera dessus par hasard, le regardera, et pensera que c’est brillant. Ce film, je l’ai fait pour ce gamin ».
Finalement, qu’est-ce qui compte le plus dans votre vie ?
(La mine grave) Je dirais… le cœur. Je ne m’intéresse pas à la politique, à ce qui se passe dans le monde. Tout ce qui m’importe c’est de suivre ce que mon cœur me dit. Et je suis prête à faire les choses les plus folles : j’ai écrit un film en un mois, pour mon cœur ; un livre en une semaine pour mon cœur. Vous savez, je n’ai pas de vie. Ma vie, c’est le travail. Cela fait des années que je n’ai pas eu de relation sérieuse. Je ne supporte pas d’être avec quelqu’un plus de deux jours. Parce que j’ai trop de fantasmes pour m’accommoder de la réalité bien longtemps… Si vous voyiez la façon dont je vis, vous diriez que c’est pathétique. Je n’ai pas vraiment d’amis. Mais ne soyez pas triste ! (rires) C’est ma façon d’être. Je ne sais pas ce que c’est que de sortir, aller dîner. Ça ne m’intéresse pas, j’ai l’impression de perdre mon temps. J’ai la chance de faire des films qui sont éternels, vous comprenez. C’est pour cela que je n’ai pas peur de la mort. D’ailleurs, la mort, c’est ma profession. Chaque fois que je joue dans un film, j’y laisse un peu de moi-même. J’ai besoin du cinéma pour vivre, mais le cinéma me fait mourir à petit feu.
Propos recueillis par
Lire la critique de New Rose Hotel d’Abel Ferrara
Lire notre événement Dario Argento du 1er février 1999