Présenté à Cannes en 2003, un peu éclipsé par son actrice (Emmanuelle Béart, pourtant excellente), Les Egarés se situe au coeur de la débâcle de juin 40. Un contexte souvent mal appréhendé par le cinéma français, qu’André Téchiné relit à sa manière pour livrer un film étrange et sensuel, porté par une mise en scène intense et mouvementée. Le 17e film de Téchiné, depuis « Pauline s’en va » (1969), est l’un de ses plus beaux, sans aucun doute.

Chronic’art : En découvrant Les Egarés, on a le sentiment de voir un film insaisissable, sans prise, dont on ne sait pas vraiment par quel bout le prendre. Avez-vous eu un sentiment comparable en le réalisant ?

André Téchiné : Les Egarés est une commande, l’adaptation d’un roman de Gilles Perrault que l’on m’a proposé. L’une de mes seules conditions pour accepter était de pouvoir tourner le film dans l’ordre chronologique, ce que j’ai obtenu. Je me suis donc toujours efforcé d’être dans une position dans laquelle je me laissais surprendre par ce qui arrivait aux personnages, j’étais au plus près d’eux, et je leur aménageais un espace de liberté. Ainsi la dernière partie du film n’était pas écrite, je m’étais arrêté après l’intrusion des deux soldats, car le roman prenait une direction différente à ce stade. Ce qui m’intéressait, à partir du moment où la petite communauté était en place dans la maison, c’était les fils souterrains qui allaient se tisser entre les êtres. Tout s’est fait en work in progress, c’était peut-être cela qui explique l’aspect énigmatique, insaisissable du film. Et puis cela tient sans doute aussi au personnage d’Yvan, au mystère de son identité, à ce puzzle dont on a du mal à réunir les pièces.

Tourner dans la continuité, un peu au jour le jour, c’est une manière, pour vous, d’être dans une forme d’empathie avec vos personnages ?

Oui, c’est une façon de les accompagner pas à pas, de marcher vers l’inconnu à leurs côtés.

De fait, on n’est ni en avance, ni en retard par rapport à eux. Plusieurs fois le film est près de basculer, et on a l’impression de vivre ces moments charnières en temps réel…

On est dans l’instant, dans le présent où se révèlent les singularités de chacun.

Les Egarés est un film avec peu de personnages, et pourtant il est très « peuplé » comme ont dit, voir surpeuplé, mais par des disparus, des fantômes : ceux qui sont restés sur la route, les propriétaires juifs de la maison, dont on suppose qu’ils ont été déportés. Comment les filme-t-on, ces fantômes ?

C’est difficile à dire parce qu’on ne théorise pas cela sur un plateau. Disons que je suis toujours resté le plus instinctif possible, beaucoup plus près des sensations que des sentiments, à l’écoute de ce qui s’échangeait à l’intérieur de ce quatuor de personnages. En même temps, je tenais à ce que cette guerre, même lointaine, reste présente. Aussi les morts sont là, et les personnages se débattent en quelque sorte avec eux, tout en vivant intensément le présent qui leur appartient. C’est une idée qui m’est chère, et qui existe dans le cinéma que j’aime où, chez Murnau ou dans un autre registre chez Rossellini par exemple, la caméra a un pouvoir de révélation. Il y a là une grâce -c’est un cinéma de la grâce, évidemment- qui m’intéresse beaucoup et, à ma façon, j’essaie de montrer à travers ce que je filme des choses invisibles.

C’est en quelque sorte un film de fantômes, mais on évolue dans un univers tangible et quotidien qui se met en place peu à peu.

Oui, j’ai fait attention à l’organisation pratique de cette communauté en dehors du monde et du temps, en montrant les travaux domestiques, les soucis matériels de cette vie. Parce que c’est aussi dans cette matière que se nouent des liens invisibles.
Pensez-vous que le film a une dimension fantastique ?

Si le matérialisme n’empêche pas le fantastique, oui, sans doute. Surtout dans les scènes de forêt, avec l’oiseau de nuit par exemple, qui dans le contexte de la guerre peut apparaître comme une sorte d’augure du royaume des morts, ou bien lorsqu’ils passent la rivière. Il y a un caractère initiatique dans ce voyage, où l’on passe de l’autre côté du miroir, et là, forcément, on est proche du fantastique. Mais pour autant on ne décolle pas d’un amas d’éléments concrets, prosaïques, voire brutaux s’il le faut. C’est aussi cela qui m’a séduit dans le roman, ce mélange.

C’est vraiment un film à trajectoire mouvementée, avec une première partie enlevée, où l’on glisse comme dans un entonnoir d’une scène de foule à une course de quatre personnes, et par la suite une sorte de dilatation difficilement quantifiable. Comment avez-vous réglé le rythme du film, notamment au montage ?

La première partie était la plus scénarisée : elle consiste presque exclusivement en une suite de scènes d’action. Je ne voulais pas faire l’économie de toute cette phase qui précède la découverte du refuge. A partir du moment où la nécessité de s’installer dans la maison devient évidente, le canevas est plus lâche. J’ai inventé des scènes au fur et à mesure, en essayant de coller au plus près de l’expérience des personnages. Au montage, j’avais peur que cette partie soit un peu en roue libre, un peu trop flottante. Avec ma monteuse, Martine Giordano, j’ai inséré les scènes de façon arbitraire, sans respecter une continuité dramaturgique. On était dans l’aléatoire, sans référent fixe.

Mais les personnages aussi, après tout, n’ont pas de points cardinaux auxquels ils pourraient se référer. Ils construisent leur espace en temps réel…

Oui, ils sont dans une situation de trouble et d’apprentissage. Alors forcément tout se structure peu à peu, chacun se remet en cause, les alliances bougent et les rapports de confiance s’établissent presque à l’insu des personnages. Ils construisent un espace qui est une sorte de huis clos ouvert sur l’infini, où les personnages cherchent des limites, un rapport avec le monde extérieur dont ils sont coupés. On a le sentiment paradoxal qu’ils sont dans une prison infinie.

Comment avez-vous choisi cette maison et ce lieu ?

C’est moins la maison elle-même qui a retenu mon choix que l’espace aux alentours, qui donnait l’impression d’une nature en fête, foisonnante, fertile, avec une faune, car je tenais à la présence d’un bestiaire dans le film. J’aimais bien aussi la barrière sur laquelle Ivan fume sa dernière cigarette, parce qu’elle renvoie au western et que cet imaginaire est assez présent dans le film, à travers le typage du personnage d’Odile, le lavoir ou l’arrivée des deux soldats perdus avec leur cheval.

Vous avez choisi d’insérer des images d’archives, mais de manière très libre, éparpillée. Ces images vieillies, vacillantes, ralenties, semblent presque plus étranges que la guerre que vous reconstituez de façon très sèche, voire brutale au début du film.

On parlait de fantômes, c’est un peu la même idée. Ces images viennent hanter le cours de la fiction, elles sont en dehors du présent du film, elles appartiennent à un autre présent qu’elles réintroduisent. Je les ai choisies pour leur caractère quasi fantastique. Elles relativisent les différents degrés de fiction, mais en même temps elles sont utilisées sur un mode somnambulique et décalé.

Est-ce que vous vous sentez à l’aise avec un matériau de départ, un roman à adapter ? C’est une nouveauté pour vous…

Oui, parce que les conditions étaient bonnes. J’avais prévenu avant coup Gilles Perrault que j’allais trahir son roman et il m’a laissé me l’approprier comme je l’entendais. Ce n’est pas évident pour un romancier d’accepter que son livre serve de tremplin pour un film, mais il s’est montré très ouvert, très élégant. L’existence préalable du roman ne m’a pas pesé du tout, puisque j’ai commencé le tournage sans avoir avec moi un scénario définitif. J’ai tourné dans une logique de parcours, de work in progress comme je le disais, avec des surprises, sans point de chute préétabli. Le dénouement du film dans le camp de réfugiés a été écrit à la toute fin du tournage. Je me suis toujours senti très libre.

Propos recueillis par

Lire la chronique des Egarés d’André Téchiné