Alfred Bester n’est certes pas le plus connu des écrivains de SF. Et pour cause, ce n’est pas vraiment un auteur prolifique. Portrait de l’auteur des excellents « L’Homme démoli » et « Terminus les étoiles », deux inédits qui paraissent enfin en France, chez Denoël.

La première nouvelle d’Alfred Bester, The Broken axiom, remporte le concours d’écriture amateur organisé par le magazine Thrilling wonder stories en avril 1939, mais l’oeuvre clairsemée et décousue qui s’ensuivit ne comporte en tout et pour tout qu’une petite cinquantaine de textes (souvent remarquables : Adam and no Eve, The Men who murdered Mohammed, Hell is forever), et seulement cinq romans. Les deux derniers (Golem100 et The Deceivers) sont restés jusqu’à présent inédits en français, mais tout le monde s’accorde à dire qu’il n’a jamais fait mieux qu’avec L’Homme démoli (1953) et Terminus les étoiles (1956), ses deux premiers romans devenus deux classiques indémodables de l’âge d’or, aujourd’hui réédités dans la collection par Denoël. Deux chefs-d’oeuvre et puis s’en va. Du reste, Alfred Bester n’accordait pas beaucoup de crédit à sa production SF, préférant interviewer les stars en Europe, comme journaliste people, puis rédacteur en chef du magazine Holiday, jusqu’à la disparition du titre dans les années 70. Un bref retour par la science-fiction (Les Clowns de l’Eden, The Computer connection, 1974) ne convainc pas et Bester termine sa vie à peu prés complètement aveugle, quasi oublié de tous. Il disparaît en 1987, seul, à l’âge de 74 ans, laissant tous ses biens à son barman favori. La grande classe.

Encore réputé aujourd’hui pour la qualité de ses intrigues, il ne reculait pas devant le grandiloquent et n’avait pas son pareil pour vous camper en deux temps, trois mouvements, des personnages hauts en couleurs, portés par des dialogues enlevés qui font mouche. Un savoir-faire hérité de son expérience dans la bande dessinée au début des années 40, quand l’explosion des comics offrait de nouveaux débouchés aux écrivains SF. Gardner Fox, Henry Kutner, Edmond Hamilton, Julius Schwartz parmi tant d’autres, débarquent au pays des super héros. « On avait désespérément besoin d’écrivains pour fournir des scénarios aux dessinateurs ». N’ayant pas la plus petite idée de la façon dont devait se présenter un script BD, Bill Finger, le scénariste vedette de l’époque, le prend en main pour lui inculquer les ficelles du métier. « J’ai écrit des scénarios de BD pendant trois ou quatre ans, avec une compétence et un succès croissant. Il y avait une demande constante en ce domaine, on pouvait écrire trois ou quatre histoires par semaine et faire des expériences tout en apprenant son métier. Ces scripts se ramenaient généralement à une étrange combinaison de SF et de polar style « lutte anti-gang ». Nègre de Lee Falk sur Mandrake et Le Fantôme, Alfred Bester a surtout travaillé pour DC, sur Superman, Batman, Captain Marvel, et surtout The Green Lantern ; c’est notamment à lui que l’on doit le fameux serment des Green Lantern. Dans sa préface à la réédition Lunes d’encre, Serge Lehman l’imagine même en précurseur d’Alan Moore. On se calme ! C’est aller un peu vite en besogne. Bester n’attachait pas plus d’importance à la bande dessinée qu’à l’écriture des pièces radiophoniques qu’il multiplie à partir de 1946 sur l’initiative de son actrice de femme pour les séries Nick Carter, Charlie Chan et The Shadow : « La BD m’a largement donné l’occasion de me débarrasser le système de tout un tas de textes nuls ».

A la fin de sa vie, il sera un temps pressenti pour écrire le scénario du premier film Superman, mais les producteurs lui préfèrent finalement Mario Puzo, auréolé de la gloire récente du Parrain. Bester en fut profondément affecté. Adepte du surhomme (Bester était juif non pratiquant), mais suffisamment rationaliste pour ne pas verser dans les élucubrations d’un John « Astounding » Campbell qui voulait donner le prix Nobel de la paix à Ron Hubbard pour l’invention de la Scientologie, Bester préfère travailler pour Horace Gold, le rédacteur en chef de Galaxy où paraît son premier roman. Démolition man est célèbre à jamais dans l’histoire de la SF pour avoir reçu le tout premier prix Hugo lors de la convention Worldcon de Philadelphie en 1953. Son succès est immédiat. Dans un contexte où le genre space opera règne en maître, l’auteur fait preuve d’une absolue modernité et prend tout le monde à contre-pied en privilégiant une intrigue psychanalytique à mort sur le devenir de l’homme et le développement de ses pouvoirs extra sensoriels. Comment commettre le crime parfait dans une société où les policiers sont télépathes ? Toute l’intrigue du roman repose sur le meurtre commis par le richissime homme d’affaires Ben Reich, président de la multinationale Monarch Utilities and Ressources Inc., sur la personne de son principal concurrent, et comment le criminel tente ensuite d’échapper à l’enquête du préfet Lincoln Powell (extrapers de classe 1), bien décidé à prouver sa culpabilité pour le soumettre à la peine capitale : la démolition.
L’Homme démoli, refusé par tous les éditeurs new-yorkais, parce que ça ne ressemblait à rien de ce qui se faisait à l’époque, est pourtant construit sur une trame de polar ultra-classique, à base de whodunnit. « Il s’agit d’un puzzle où tout est caché à l’exception des indices soigneusement semés au fil du récit. (…) Je me composais donc un style d’écriture policière qui ne laisse rien ignorer au lecteur, lui montre ouvertement chaque action et réaction, avec la solution finale comme seul élément de surprise ». Technique courante aujourd’hui (le lecteur connaît le meurtrier, les détails du meurtre et suit l’enquête = Colombo), qui suppose une escalade permanente dans l’intrigue, l’assassin et le policier rivalisant d’ingéniosité pour l’emporter au jeu du chat et de la souris, mais l’auteur tient jusqu’au bout toutes les promesses de son sujet. Avec son intrigue pré-Dickienne avant l’heure (Minority report), à l’époque où le petit Dick en culottes courtes faisait encore du Van Vogt, L’Homme démoli a profondément marqué jusqu’aux auteurs de la New-wave des années 60-70 : Harlan Ellison, Samuel Delany, Roger Zelazny (qui terminera d’ailleurs son roman posthume : Le Troqueur d’âmes, Psycho shop, 1998). Encore plus fort, Bester est aussi prophète de l’environnement social cyberpunk des années 80, où quelques multinationales se partagent le gâteau pendant que les classes les plus défavorisées se callent le ventre avec les miettes. A la télévision, Joe Michael Straczynski avoue s’être également fortement inspiré du roman pour sa série Babylon 5, baptisant même du nom de l’auteur un de ses personnages, agent du Corps Psi, l’institution du XXIIIe siècle chargée du contrôle des télépathes.

Son deuxième roman, Terminus les étoiles (The Stars, my destination, aussi connu sous le titre british Tiger ! Tiger !), est un space opera de la vengeance, plus classique en apparence. Il n’en est rien en réalité. Assez mal reçu du public et des critiques à l’époque de sa sortie, il a su depuis trouver de nombreux défenseurs, aux premiers rangs desquels Mike Moorcock et Neil Gaiman (qui signe ici la préface). L’auteur, il est vrai, s’est pour le coup littéralement surpassé. « Il y avait déjà un certain temps que je caressais le projet d’utiliser la structure du Comte de Monte Christo pour une histoire. La raison en est simple ; j’ai toujours eu un penchant pour les anti-héros et j’ai toujours trouvé une grande force dramatique dans les cadres imposés ». Robinson du cosmos, seul rescapé du naufrage de son vaisseau spatial, Gulliver Foyle n’est qu’une brute épaisse et analphabète, uniquement motivée par la haine de ceux qui l’ont abandonné à son triste sort. Mais capable d’une pugnacité insoupçonnée, sa quête de vengeance transcende sa médiocre condition de minable mecano classe 3 en héros prométhéen. Pur roman d’aventures, mais boosté SF par un sens du détail hallucinant, Terminus les étoiles ose tout : télétransportation à gogo, guerre interstellaire, peuple scientifique dégénérée, cirque de l’espace, secte Skoptsy de morts-vivants ; chaque nouveau chapitre semble vouloir surpasser le précédent… et y parvient. Terminus les étoiles part dans tous les sens façon serial, mais ne s’essouffle jamais, lancé à la poursuite d’un des plus formidables McGuffin de la SF : le PyrE, « une solution solide d’isotopes transplutoniens capable de dégager des énergies thermonucléaires de l’ordre d’une action stellaire Phénix » par la seule force de la pensée. Mais l’ironie sous jacente, l’absolue liberté de ton (l’auteur n’élude ni le sexe, ni la violence), comme de style (il est le seul écrivain de son époque à tenter des expériences typographiques dans le texte) permet de compenser la relative naïveté de l’ensemble. Dilettante mais perfectionniste, Alfred Bester n’est jamais aussi bon que lorsqu’il joue à faire de la SF.

Aussi, c’est peu dire que l’idée d’une intégrale raisonnée (?!) en quatre volumes est une initiative alléchante qui fait méchamment saliver (à paraître : Les Clowns de l’Eden, Golem 100 et plus d’une trentaine de nouvelles). Pour autant la nécessité d’une nouvelle traduction (signée Patrick Marcel) s’imposait-elle vraiment ? Au risque de passer pour un vieux con, la précédente de Jacques Papy (traducteur de Lovecraft, Robert Bloch, Fredric Brown, mais aussi Stevenson et Lewis Carroll, excusez du peu) était certes datée, mais c’est le texte original lui-même qui apparaît comme irrémédiablement passé. Quel besoin de moderniser la science-fiction de Bester quand une large part du plaisir que l’on prend encore à la lecture de L’Homme démoli et de Terminus les étoiles repose justement sur ce charme rétro d’un futur façonné à l’ancienne ? Les naïvetés abondent, et alors qui s’en plaindra ? Messages secrets codés à seulement 4 caractères, Multi, le super juge-ordinateur de L’Homme démoli (Procureur Cybernétique Multiplex) mange des cartes perforées et tombe en panne (d’indigestion ?), reconstitution d’une scène de crime avec des robots miniatures… tout cela fleure bon la naphtaline d’avant l’invention de l’informatique. Dans la plupart des cas, la nouvelle traduction modernise le texte et passe encore : Gully Foyle ne rentre plus dans son scaphandre, il chausse une combinaison spatiale. On « tranzitte » chez Papy, alors qu’on « fuggue » désormais avec Patrick Marcel, même si dans les deux cas on se télétransporte (« jaunting ») toujours par la seule force de l’esprit, seule la terminologie change. Hélas, parfois le résultat est moins probant. Les extrapers « sondent » les esprits (Papy), ce qui est toujours plus poli que de « mater » les gens dans la rue :  » Non, trancha Powell. Je ne suis pas venu ici pour mater qui que ce soit. Je me contente de parler. En tant que mateurs, libre à vous deux de considérer comme une insulte qu’on s’adresse à vous avec des mots. J’estime que c’est une preuve de bonne fois. Pendant que je parle, je ne mate pas  » (L’Homme démoli, Denoël, 2007)

L’Homme démoli & Terminus les étoiles d’Alfred Bester
(Denoël / « Lunes d’Encre »)