C’est à Cannes en 2012, encore éblouis par la projection de Los Salvajes à la Semaine de la critique, que nous avons rencontré Alejandro Fadel, pour évoquer les courants tour à tour telluriques et célestes qui parcourent son film. Et qui reviennent aussi bien, apprend-on, de Rossellini que du krautrock.

 

Chronic’art : Quel a été le point de départ de Los Salvajes ?

Alejandro Fadel : Le film est né de mon envie de tourner dans ce décor. C’est un endroit que j’ai découvert alors que je prenais des vacances après une période particulièrement éprouvante, et il m’a fait une très forte impression. Ecrire l’histoire du film a été, en quelque sorte, une excuse pour retrouver ces paysages. Et Los Salvajes est né, doucement, du sentiment que j’y avais éprouvé. Petit à petit, des thèmes qui m’intéressent se sont greffés sur ce point de départ, mais ce n’est pas la récit qui a été le déclencheur. Et puis, bien sûr, le film s’est beaucoup nourri en chemin de ce que lui ont apporté les acteurs. Il se situe au final à un point de jonction entre des choses très personnelles, et ce que les acteurs m’ont inspiré.

 

Cette idée que le désir d’un film peut être entièrement contenu dans un lieu, c’est ce que nous disait un cinéaste français, Bruno Dumont, au sujet de son film Hors Satan. Il nous disait, en somme, que son film lui avait été dicté par le décor. Est-ce le sentiment que vous avez eu ?

Oui. L’inspiration peut venir des zones les plus diverses, et parfois mystérieuses. Le cinéma commence toujours avec des choses très concrètes, pas avec des idées. Le lieu où vous tournez dicte ses propres règles, surtout quand il s’agit d’un décor sur lequel vous n’avez pas de prise. Les films de fiction sont toujours, en première instance, un documentaire sur les lieux où ils sont tournés, comme ils sont un documentaire sur le corps des acteurs. Et ce, quelle que soit l’histoire que vous racontez.

 

Penseriez-vous à un film, qui parlerait particulièrement pour cette idée ?

Un modèle pourrait être Les Onze Fioretti de François d’Assise de Rossellini. Ou certains films de Bresson. Ce sont des cinéastes qui développent de grands sujets, mais en partant de points de départs très concrets, palpables. Los Salvajes est traversé par une veine mythologique, mais j’ai essayé autant que possible de ne pas m’éloigner de la matière, de la nature tangible des choses. En somme, de filmer les choses, et surtout pas les idées. J’y suis parvenu parfois dans le film. D’autres fois, non.

 

Le tournant mystique qui le conclut garde, en effet, une dimension très matérielle, réaliste.

Merci, c’est précisément ce que je visais. Mon ambition était de guider le spectateur dans un voyage menant du réalisme à des contrées inconnues. Nous avons tourné les deux scènes de la fin, le miracle et le sacrifice, de la manière la moins artificielle possible. Quand la pénombre vient dans la grotte, par exemple, il ne s’agit pas d’un effet de postproduction. Nous avons manipulé la source lumineuse, naturelle, en direct, de façon à enregistrer la transformation réelle de la lumière. Et c’était très important pour les acteurs : je tenais à ce qu’ils vivent réellement cette expérience. Quant au sacrifice, il s’agit d’une simple surimpression à la Méliès.

 

En cela votre geste est proche de celui d’Apichatpong Weerasethakul. Mais dans cette tension, à la fin du film, entre abstraction et réalisme, on pense aussi beaucoup à Herzog.

J’en suis ravi, c’est un de mes cinéastes préférés. Il est dans mon petit panthéon, aux côté de Rossellini et Bresson. À la différence que lui, en plus d’être génial, est fou à lier !

 

La direction prise par le film est assez déroutante. On croit comprendre au début qu’il se dirige vers un scénario d’apprentissage, et que la nature, classiquement, va révéler quelque chose aux personnages, fut-ce leur sauvagerie. Pourtant il semble que la nature ne les transforme jamais vraiment – ce sont d’emblée des sauvages, comme l’indique le titre, et le décor ne semble pas avoir de réelle prise sur eux. Avez-vous délibérément pris le contrepied de ce genre de fictions ?

Ce sentiment est probablement dû au fait que le film ne cherche pas vraiment à établir d’empathie pour les personnages, qui restent très opaques. Le voyage qu’il invite à faire s’adresse aux sensations du spectateur, plus qu’il ne révèle un changement psychologique pour les personnages.

 

Cette absence de direction en fait un film très sombre, très nihiliste…

Oui, et en même temps, pour moi, le film fonctionne à deux niveaux. On peut le trouver nihiliste, mais il y a dans le parcours des personnages quelques chose de très vitaliste : ils choisissent d’avancer sans interruption. Les personnages, comme l’histoire, avancent sans cesse.

 

Mais on comprend très vite qu’il n’y aura rien au bout de leur trajet.

On peut le penser, oui, mais ce n’est pas nécessairement une mauvaise chose. Le film ne se termine pas sur le plan du sacrifice. Il reste après ça trois plans sur la nature. C’est une décision que j’ai prise au montage, l’idée n’était pas dans le script : je voulais donner au spectateur le sentiment que le film pouvait continuer sans les personnages.

 

Et en même temps ces ultimes plans de paysage semblent donner la confirmation qu’il n’y a pas vraiment eu de communication entre les adolescents et le décor. La nature leur survit, immuable, indifférente.

Je ne voulais pas que le film représente un apprentissage via la nature. Il y a un gouffre entre elle et les personnages. C’est pourquoi je n’ai retenu que des plans très serrés, ou alors des plans très larges, afin de montrer qu’il n’y a pas de connexion. Mais encore une fois, cette lecture pessimiste n’est pas, selon moi, la seule possible. Certaines scènes pourraient suggérer au contraire que cette communication est possible, qu’elle a été établie. Quand le leader du groupe se retire derrière les arbres avec la fille, je les montre en train de s’amuser, simplement, c’est un moment beaucoup plus léger. Je filme des moments de tendresse, et les dialogues échappent à ce pessimisme. Je n’ai pas beaucoup de goût pour les films qui s’en tiennent à une vision pessimiste du monde. Les cinéastes « pessimistes », du genre Haneke, ne m’intéressent pas tellement, précisément parce que ce sont des gens qui filment des idées. Je suis d’accord avec Godard quand il dit que si vous avez déjà votre film en tête avant de tourner, il n’est plus nécessaire de le tourner.

 

Comment avez-vous trouvé vos acteurs ? En quoi a consisté le travail avec eux ?

Sofia Brito est la seule, parmi les jeunes, à avoir jamais pris des cours de comédie. Tous les autres sont des non-professionnels et n’avaient jamais eu aucune expérience de tournage. Nous ne voulions pas d’acteurs, je recherchais avant tout des visages. Nous avons mené des recherches dans des quartiers très pauvres de Buenos Aires. On a commencé par faire des photos, et parler avec eux. Puis nous avons entamé un travail plus « professionnel » sur le texte. Je tenais à faire jouer des non-professionnels, parce que je voulais un ancrage documentaire pour le film, qui a un fond de fiction très fort. Encore une fois, il s’agit de faire se croiser différentes approches, différents univers. Les films qui m’intéressent le plus sont toujours ceux qui font se rencontrer des choses a priori éloignées… Par exemple, le récit du film a quelque chose d’intemporel, mais tout ce que les acteurs ont amené avec eux, leurs tatouages, leurs piercings, leur manière de parler, introduit du contemporain.

 

Y avait-il une proximité entre la vie de ces comédiens et les rôles que vous leur faisiez jouer ?

Justement, je ne voulais pas qu’ils introduisent dans le film quelque chose de leur vie, de leur expérience, et c’est pour ça que j’avais besoin de les connaître très bien avant de tourner, de façon à pouvoir ensuite maintenir cette distance. Il était important pour moi de leur faire comprendre qu’ils prenaient part à un jeu, que je n’allais pas les exposer. Par exemple quand ils sniffent de la colle, il s’agit de miel. Je tenais à ce qu’il puisse faire nettement la différence entre réalité et fiction, qu’ils aient la notion de cette distance-là.

 

Ont-ils été associés à l’écriture, ont-ils improvisé ?

Tout était écrit, même si je leur laissais la possibilité de me faire des propositions. Mais en vérité, ils n’étaient pas impliqués au-delà des scènes que nous tournions. Ils n’avaient pas lu le script, et se contentaient de suivre mes indications. L’annonce de la sélection du film à Cannes ne leur a fait ni chaud ni froid.

 

Vous avez dit dans une interview que, de l’écriture au tournage, vous écoutiez Neu ! et Can en boucle. Quelle importance avez-vous accordé à la musique dans l’élaboration du film ?

J’écoute de la musique toute la journée, et je crois même qu’au fond, je préfère la musique au cinéma. A chaque fois que j’essayais de ramener mon désir du film à une forme musicale, j’en revenais au krautrock. Probablement dans la mesure où les grands groupes allemands des années 70 opéraient souvent le genre de croisement que j’ai essayé de viser avec le film, en partant d’une matière brute, de quelque chose de très incarné, pour l’emmener vers une dimension plus abstraite. C’est une musique qui vient du sol, pour rejoindre quelque chose de plus éthéré. Et surtout c’est une musique qui demande une participation de l’auditeur.

 

Et ça nous ramène à Herzog…

Oui, forcément. Il était évident pour moi, si je devais faire une analogie avec la musique, que Los Salvajes n’était pas une pop song. Pour la musique, nous sommes partis d’une base stoner rock, quelque chose de très brut, puis au mixage nous sommes allés vers quelque chose de plus aérien.

 

Lire notre chronique de Los Salvajes