Quand il entend le mot « culture », le philosophe Alain Brossat se met en colère et signe un des meilleurs pamphlets de l’année. « Le Grand dégoût culturel » attaque cette religion célébrée partout, surtout en France, et désigne la culture comme un mode de gouvernement qui désactive tout désir politique et rêve d’un public assis et spectateur.

Chronic’art : Votre livre est un pamphlet contre la culture, ce qui est peu courant en France. Pourquoi cette charge ?

Alain Brossat : Cet essai est la partie la plus polémique d’un livre plus conséquent – peut-être à venir – qui réfléchit sur la place de la culture dans nos sociétés, plus précisément sur ce qui se joue dans l’ordre des discours autour de ce qui se nomme couramment « culture » dans nos sociétés. Ce qui me frappe et qui explique son ton polémique, c’est l’inconsistance, l’incohérence absolue des énoncés majeurs des discours sur ou autour de la culture, les énoncés qui ont une capacité organisatrice et qui sont censées déclencher, réaliser les consensus, les effets de rassemblement. Parmi eux, la « démocratisation de la culture » que beaucoup tiennent pour incontestable. Je le considère comme très problématique, parce que non critiqué dans ses fondements et très suspect de n’être pas déconstruit. Pire que cela, les énoncés de type « La culture n’est pas une marchandise » ou encore « Défendons la culture en danger » qui fait la une des Inrockuptibles aujourd’hui. Voilà les énoncés stratégiques de la culture et j’ai écrit ce livre pour les attaquer parce qu’ils ne veulent rien dire ; au même titre que des slogans politiques ne veulent rien dire, alors même que ceux qui les affichent prétendent aux plus hautes fonctions.

Dans votre livre, vous présentez la culture comme un mode de gouvernance plutôt que comme le domaine des biens culturels…

Nos sociétés sont appelées « sociétés démocratiques » ou « Etats de droit ». C’est le codage officiel. D’un point de vue analytique et en suivant Michel Foucault, je préfère définir un « gouvernement des vivants » et distinguer différents « régimes de gouvernement » : parmi eux, il y a le régime sécuritaire qui gouverne à la peur, le sanitaire qui gouverne à la santé ou encore le régime du passé qui gouverne à la mémoire avec le fameux devoir de mémoire. Il y a enfin le gouvernement à la culture. Ça n’a rien à voir avec les gouvernements de la culture, les différentes politiques culturelles de Malraux à Lang. Je parle d’un gouvernement des populations à la culture.

Quelles formes prend ce mode de gouvernement « à la culture » ?

Sa forme principale est la constitution de grands rassemblements anomiques, ce que j’appelle la « masse culturelle » et que j’oppose à la « masse politique ». C’est la grand-messe commémorative avec l’aspect rituel qui oblige à communier autour d’une séquence du passé, avec émotions ad hoc totalement programmables ; c’est la grande exposition autour du peintre majeur qui fait consensus ; c’est la fête de la musique, etc. La formule est toujours la même. Il y a constitution d’une foule, quelque chose qui ressemble à un peuple, mais sans en être un, parce qu’il n’est pas structuré, groupé autour d’une visée critique, d’une opposition alternative, d’autres possibles. Pas d’espace pour les tensions dans cette masse, pas d’échange de points de vue, tout le monde est convié à aller dans le même sens. Il n’y pas d’« intervalles », comme dit Hannah Arendt. Les seules différences qui vont pouvoir s’exprimer sont des écarts de goûts du type « J’aime/ j’aime pas », « Je me suis ennuyé / j’ai trouvé ça génial ». Le vocabulaire qui s’agence autour de ce qui est appelé « événements » est un vocabulaire d’éclats, très pauvre, et qui relate la pauvreté de l’expérience vécue. Tout cela étant baigné d’une légère narcose hédoniste. Il y a du festif soft, mais pas d’extase, les émotions sont programmées et anodines.

Cette « masse culturelle », c’est la cible principale de l’Ecole de Francfort dans sa critique de la culture. Vous vous sentez proche de cette pensée ?

Non, parce que même si les adorniens ne sont pas d’accord et crient à la simplification, il y a une partie de l’Ecole de Francfort qui joue une opposition que je réfute : il y aurait d’un côté une culture de massification qui détruit les cultures populaires, les traditions, une culture de masse abêtissante et, de l’autre, une culture en péril, à défendre, qui est le patrimoine, l’héritage, etc. Je ne pars pas de ce point de vue-là car l’invention de la bulle culturelle telle qu’elle existe aujourd’hui fonctionne à la différenciation sans fin. C’est l’autre mode du gouvernement à la culture : il faut en donner à chacun et à chaque public selon ses goûts et ses besoins avec une capacité d’ajustement sans fin. La question de la qualité ou non de ces biens culturels est dépassée. Il s’agit de faire un peuple d’assis, de faire asseoir les gens. Pour cette visée-là, il est évident que la télévision et le cinéma, dans une certaine mesure, occupent une place importante. Là où je ne suis pas d’accord avec l’Ecole de Francfort, c’est que la démocratie culturelle ne cherche pas seulement à massifier bêtement autour de la culture ; elle développe au contraire un nombre infini de dispositifs très fins qui vont offrir à chaque public sa satisfaction. Il est inutile, voire contre-productif, de répéter qu’on est dans une phase de massification de la culture qui produit la bêtise, l’affaissement du niveau général.
Au contraire, la culture aujourd’hui vise plutôt à fabriquer des sujets plus intelligents, mais dans des dispositions dont le propre est d’installer des gens à leur place, de les satisfaire pour leur éviter tout déplacement, tout mouvement incontrôlé et incontrôlable. Jacques Rancière définit le moment politique comme « le moment où surgit de l’imprévisible, où se produit des déplacements ». Or, aujourd’hui, la culture place, et c’est le politique qui déplace.

Quels sont les moments de l’histoire où la culture déplaçait des énergies politiques ?

Il y a un moment de la modernité où il y a synergie entre des dynamiques d’émancipation politique et la mobilisation autour d’objets ou d’enjeux culturels. Les grandes figures de ce moment-là pourraient être le Figaro de Beaumarchais ou le Jacques de Diderot au XVIIIe siècle. Ce sont des personnages qui viennent d’en bas, des serviteurs, des plébéiens qui vont créer une spirale de leur émancipation à partir de la culture : ils sont autodidactes, ils ont lu des livres qui leur ont donné une intelligence du monde. Sans cesse, ils injectent ce savoir dans leur propre expérience et dans la relation avec leur maître. On voit là un contrat entre la culture et l’émancipation qui peut servir de modèle. Or, il semble que ce modèle prend fin avec l’invention de l’école obligatoire de Jules Ferry.

Vous faites d’ailleurs une charge sévère contre l’école républicaine…

Oui, car à ce moment de l’histoire, la République place toute condition d’émancipation sous les conditions de l’Etat. La culture transmise devient un formatage, une mise en forme des dispositions des esprits et des acquis sous la forme des programmes d’enseignement. Ce qui avait été énoncé dans la pleine lumière de la Révolution française comme un projet d’émancipation à partir des Lumières devient une saisie des jeunes par un programme d’Etat qui a certes besoin de sujets instruits sachant lire et écrire mais à ses fins propres, c’est-à-dire pour autant qu’il a à les gouverner. C’est d’ailleurs cette école-là qui va produire la chair à canon de 14-18…

Que faites-vous de Charles Péguy et de son amour pour ce modèle ? On ne peut guère voir Péguy comme un intellectuel assis et formaté…

Le cas de Péguy représente toute l’équivoque de ce modèle ferryste : d’un côté les pages magnifiques sur le maître d’école vénéré qui a permis son élévation ; de l’autre, rien sur l’endoctrinement de l’élève. Péguy est mort sur le front en 1914.

Vous insistez beaucoup sur 14-18 comme moment où se reconfigure la question de la culture. Vous écrivez : « Tout se passe comme si on avait oublié ceci : c’est le désastre de la Première Guerre mondiale qui a exposé la culture européenne les tripes à l’air »…

Oui, c’est dans les tranchées que s’est forgé le nihilisme du mensonge de la culture, de l’imposture de l’intelligence civilisée, etc. Face à Marinetti et D’Annunzio qui célèbrent la poésie des massacres, un dadaïste comme Raoul Haussmann lance en 1921 : « Donnez nous des mitrailleuses qui tirent au rythme des valses et rétablissent l’ordre en musique ! Barbarisez-vous contre la barbarie ». Il est évident que, dans le monde actuel, en appeler au « barbare » contre la culture serait un jeu très risqué. On préfère mettre la culture en dérision, en déconstruction permanente pour ne pas assumer radicalement son mensonge fondamental. C’est un peu le jeu de l’art contemporain. C’est salutaire, mais cela reste insuffisant pour repolitiser les enjeux.

Sur quel mensonge repose le mot d’ordre autour de « la culture en danger » ?

Une des sources du discours défensiste autour de culture, c’est la période des années 1930, des dictatures totalitaires, qui a fixé la mémoire sans cesse réactivée d’un conflit entre des pouvoirs hyperviolents et l’intelligence. Défendre la culture aujourd’hui est indissociable de cette fausse conscience anachronique. Il s’agit encore et toujours de sauver la culture contre la menace fasciste ! Or, ce discours est une imposture qui surjoue la menace pour mieux oublier les enjeux proprement politiques du monde actuel. La défense de la culture est juste une action « éthique ».

C’est cette question du politique qui est au coeur du pamphlet : vous présentez la culture comme un dispositif qui au mieux se substitue à l’action politique, au pire qui la désactive.

La culture est profuse, la politique est rare. Il n’y a pas si longtemps – les années 1980 -, on pouvait encore espérer une politisation des questions culturelles, c’est-à-dire que la culture s’accroche à des enjeux et à des engagements. Je pense aux questions de l’autogestion, de l’organisation du travail, de l’habitat populaire. Aujourd’hui, alors que la culture est tout et partout, son potentiel politique a disparu. Dans le grand supermarché où tout le monde trouve ce qu’il cherche, la culture devient un gouvernement qui calme avec des dispositifs désactivant le politique : la figure du Che est célébrée à travers un film tous publics, le groupe Manouchian a son square. Toutes ces opérations de recyclage conservent la trace des paroxysmes politiques passés sous une forme funéraire. Dans le livre, je cite Chris Marker : « Quand les hommes sont morts, ils entrent dans l’Histoire. Quand les statues sont mortes, elles entrent dans l’art. Cette botanique de la Mort, c’est ce que nous appelons culture » (in Les Statues meurent aussi d’Alain Resnais – Arte Vidéo). Beaucoup d’acteurs de la scène culturelle pensent très sincèrement qu’ils font de la politique, qu’il y a une dimension politique primordiale dans ce qu’ils font. Ils voient dans leurs œuvres des motifs de radicalité, des figures susceptibles d’engager et de produire des effets politiques. Je n’y crois pas du tout ; car, pour évaluer la force politique d’un film ou d’une pièce de théâtre, il faudrait montrer que son public s’est ensuite transformé en autre chose. Or, aujourd’hui, quel spectateur sort d’une pièce de Genet ou de Koltès avec des dispositions politiques ? Evidemment que ça doit arriver, mais c’est au mieux à l’extrême marge. La majorité rentre chez elle avec la satisfaction d’avoir vu « une bonne pièce » ou « un bon film » et d’avoir augmenté son capital culturel.

Propos recueillis par

Le Grand dégoût culturel, d’Alain Brossat
(Seuil – coll. « Non conforme »)