Les films d’Aderrahmane Sissako ressemblent à la voix de ce cinéaste mauritanien d’une infinie délicatesse. Une voix douce, presque liquide, comme la musique du nom de cette ville où il posa sa caméra, au tournant du siècle, pour filmer La Vie sur Terre : « So-ko-lo ». Filmer la vie est toujours au programme de En attendant le bonheur, son nouveau film, mais les gestes, les regards, les relations entre les êtres, les itinéraires, tout se passe en un lieu de transit, une ville, Nouadhibou, dernière station avant l’exil, encore là mais déjà ailleurs.

Chronic’art : En attendant le bonheur est-il pour vous une manière d’évoquer l’exil à contretemps, c’est-à-dire en ne montrant que l’avant du départ ?

Aderrahmane Sissako : C’est une manière de dire que l’exil est toujours antérieur au voyage. Le véritable exil d’un immigré qui vit en Europe, c’est celui qu’il a fait en lui-même, par sa réflexion, avant son départ. C’est d’un exil intérieur dont il s’agit, et il n’est pas spécifique aux Africains : je rencontre parfois des Français qui sont exilés dans leur propre pays. C’est cela qui m’intéresse et que j’ai envie d’exprimer par le cinéma, qui me permet de fixer une géographie imaginaire à cet exil, car pour moi, le cinéma est un art du visuel où l’on doit privilégier la forme. Lorsque le fond prend le pas sur la forme, on bascule du côté de la vérité, et à mon sens la création n’est pas une manière de se placer du côté de la vérité. La forme est avant tout un désir de communiquer avec l’autre.

Le point de départ d’un film, c’est ce désir de communiquer, plus que l’envie de raconter une histoire ?

Oui, le scénario compte peu pour moi. Je n’ai jamais de scénario écrit précisément. Dans le cas de En attendant le bonheur, j’avais un traitement assez développé, mais au final, la narration est éclatée et le film est porté par les comédiens, non professionnels, dans une forme qui se rapproche d’une certaine manière du documentaire, étant donné que les personnages jouent leur propre rôle, leur vie. C’est pourquoi il est difficile, dans ces conditions, d’écrire et de leur proposer une narration. C’est un cinéma très construit, certes, mais qui se fait au jour le jour, composé de lignes parallèles, par exemple entre les initiations (le petit électricien, la petite griotte) et le désir d’Abdallah de partir, qui est le centre du film.

On a souvent l’impression que les plus beaux plans du film adviennent presque par inadvertance, de manière fugace, comme des vagabonds…

C’est exact, mais les scènes sont très construites visuellement. Cela dit, je n’ai jamais de découpage préétabli, je reste toujours attentif, à l’écoute de ce qui se passe sur un plateau. C’est cela qui nourrit le plan.

Vous êtes vous-même exilé, vous avez appris le cinéma à Moscou, vous vivez en France. N’est-ce pas difficile quand vous revenez en Afrique de se mettre ainsi en écoute ?

Non, ce n’est pas difficile. Bien sûr, quand on part jeune de son pays natal, que l’on devient adulte à l’étranger, que l’on y apprend l’amour, que l’on s’y forge une personnalité, on est parfois décalé. Mais je me suis toujours efforcé d’entretenir mon attachement pour l’Afrique, et d’y retourner souvent. D’ailleurs, le détachement physique crée et avive cet attachement : que l’on pose ses valises ici ou ailleurs, on est constamment là-bas. Le regard que l’on porte sur les autres est nourri de nos différents exils. Mon cinéma me ressemble, j’ai vécu sur différents continents, je suis riche -et pauvre- de tout cela. La Vie sur terre commençait ainsi : « ce que j’apprends loin de toi vaut-il ce que j’oublie de nous ? ». C’est une réflexion propre à tous les exilés.
Dans le film, vous n’hésitez pas parfois à montrer ce qui relève pour nous, spectateurs occidentaux, d’un certain folklore, dans la scène de la fête par exemple. Mais très vite, dès le plan suivant, vous désamorcez cela.

C’est vrai, parce que le folklore, finalement, il n’existe que dans le regard, le jugement de l’autre. Ce qui semble folklorique pour un spectateur occidental ne l’est pas pour un Africain. En même temps, j’ai envie d’insister sur le fait que l’Afrique ne se réduit pas à ce folklore : qu’on arrête de voir le continent africain comme un monde de musique, de rythme, de danse. C’est un continent comme les autres, avec sa diversité. Un Africain n’a pas plus le sens du rythme qu’un Alsacien ! Cependant, il n’y a pas de raison de refuser l’image de la fête, de la danse, parce qu’elle fait partie de la vie des Africains.

De même, il y a comme un balancement entre un cinéma symbolique, métaphorique -avec les scènes d’apprentissage, l’ampoule, etc.- et un accrochement à quelque chose de plus trivial, de plus naturaliste presque.

C’est une réalité que je constate, que je tente de capter au quotidien. La réalité africaine, comme dans tout les pays, n’est pas univoque : il y a les sorciers, la guitare traditionnelle, mais à Nouadhibou, nous étions connectés sur le Net, alors… Bien sûr, il y a des métaphores : celle de la lumière par exemple. Mais je ne cherche pas à m’appesantir sur ce genre de procédés parce que le cinéma, à mon sens, n’a pas besoin d’une surcharge symbolique. Faire la lumière, c’est une métaphore, mais c’est aussi le travail de l’électricien, un travail comme un autre.

Vous parliez d’une sorte de voyage immobile. Le film se déroule dans une seule ville et en même temps, on a l’impression de traverser des lieux toujours différents, comme dans La Vie sur Terre, déjà.

Absolument, et c’est ainsi que je l’ai voulu. J’avais envie que cette ville paraisse abstraite. L’histoire racontée par le film ne peut être circonscrite à un lieu, une ville, un pays. Elle appartient à des personnages universels. Sokolo, la ville de La Vie sur Terre, est bien plus grande que Nouadhibou, et je voulais la filmer comme un petit village. J’aime jouer sur les multiples dimensions d’une ville.

Comment est né le personnage de l’enfant, l’apprenti électricien qui fonctionne dans le film comme le vecteur d’une émotion et d’un regard sur le monde ?

Cet enfant est un apprenti de la vie, il est ce que nous étions, tous. Je me suis un peu « servi » de lui pour voir mourir le vieil électricien. Cette mort n’a pas de sens s’il n’y a pas le petit pour le voir. Au fond, son destin est de prendre sa vie en main au moment où disparaît l’autre. Je ne sais pas si c’est vraiment visible dans le film, mais je voulais également raconter comment l’enfant, dans ma culture, n’est pas un être fragile. Il peut être témoin de la mort ; la mort n’est pas une destruction, elle est aussi une construction de l’être. Voilà près de dix ans que je vis en France et je n’ai jamais vu un corps, un cadavre passer sous ma fenêtre. Chez moi, quand on enterre quelqu’un, tout le monde s’arrête un instant, les enfants comme les vieux. La vie et la mort se côtoient en permanence. C’est une belle thérapie… Par contre, la scène du noyé dont le corps est ramené par la mer n’est que le reflet d’une réalité brutale, une réalité politique. C’est le rejet de l’autre, le refoulement de l’autre. C’est contraire à l’essence, à l’histoire de l’humanité.

Propos recueillis par et

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