Après avoir minaudé pendant deux ans (initiatives communes, rencontres d’artistes…), les labels Active Suspension et Clapping Music ont fait leur coming-out et se sont pacsés fin 2002, avec Evenement! pour témoin. Retour sur une bien belle liaison incestueuse.

Rectangle, List, Textile, Ruminance, Intercontinental… Depuis quelques années, ces jeunes (et moins jeunes) pousses parisiennes comptent parmi les incontournables du paysage musical indépendant de la capitale. Couvrant l’electronica, le néo-folk, les musiques expérimentales et improvisées, l’avant rock, le hardcore… certaines ont acquis à l’étranger une notoriété amplement justifiée par leur flair pour dénicher de « nouveaux talents ». Pourtant, en ces temps de recomposition économique, les mouvements de concentration affectent jusqu’aux structures qui ont choisi de travailler à la périphérie de l’industrie musicale. « Avancer groupé », tel pourrait être le mot qui a ainsi justifié le rapprochement de deux labels parisiens : Active Suspension et Clapping Music, aujourd’hui fusionnés en une seule et même entité.

« La notion de ‘scène’ ne désigne pas seulement un groupe de gens, mais un incessant et bouillonnant échange d’idées, et au-delà des affinités et un certain sens général de ce que doit aujourd’hui être la musique, de saines compétitions, des envies de plus en plus prononcées d’exister au sein du groupe via des identités artistiques de plus en plus singulières ». Respectivement à la tête d’Active Suspension et de Clapping Music, Jean-Charles Baroche et Julien Rohel (parfois croisé sous le nom d’Ernesto Carnaval) parlent en connaissance de cause. En quittant la Bretagne pour Paris et donc en se rapprochant des franciliens de Clapping Music, le fondateur d’Active Suspension a sans doute accéléré l’essor de cette « scène » à laquelle il se réfère. Mais rien n’aurait été possible sans la connivence qui lie chacun des artistes aujourd’hui réunis sous une même (et vaste) bannière. « Une petite communauté s’est effectivement et spontanément cristallisée ces deux dernières années autour de quelques initiatives et notamment des deux labels ». Forte d’une quinzaine de musiciens, cette association d’artistes aux ramifications toujours plus vastes pose dans un esprit bon enfant sur les photos d’école (type auto-gérée) qui accompagnent Active Suspension vs. Clapping Music, l’excellent recueil de 22 morceaux aux idées de traviole qui paraît ces jours-ci. Les deux responsables s’expliquent : « L’idée de cette compilation a germé fin août 2002, quand notre distributeur Chronowax nous a signalé que Variable access, la première compilation Active Suspension, était en rupture de stock. Il était inenvisageable de re-fabriquer ce disque du passé et au tirage limité à 2 000 exemplaires. Le fait que la tendance dans nos bureaux soit actuellement à la concentration horizontale, une compilation commune était une manière idéale de sceller de façon effective notre union, et de faire le point sur l’évolution des projets respectifs des deux labels. Nous nous sommes penchés sur des kilomètres de bandes afin d’en extraire en l’espace de quinze jours le fruit de ce recueil principalement composé d’inédits, de titres rares ou d’avant-premières ».

Mais avant que pareille idée ne se concrétise, il aura fallu que s’écoulent quatre années. C’est en 1998 que naît Active Suspension, à l’heure où Clapping Music (du nom de la célèbre pièce de Steve Reich) n’existe encore qu’à l’état de projet dans la tête de son géniteur Julien Rohel, secondé par son ami Damien Poncet. C’est d’ailleurs encore à ces deux touche-à-tout que l’on doit la création concomitante de la structure de non-droit Evenement!, label de CD/R à vocation non-commerciale, aux tirages strictement limités à 99 exemplaires et à l’artwork aussi superbe que délirant (boîtiers pétés, cellophanisés, englués, enturbanés…). Or, c’est précisément Evenement! qui sera amené à former le trait d’union entre Clapping Music et Active Suspension, en fournissant à ce dernier quelques-uns de ses agitateurs, parmi lesquels un certain Odot.lamm (aka Olivier Lamm), contributeur à Chronic’art.
Jusqu’à son emménagement à Paris, Active Suspension s’était distingué par la signature de groupes localisés sur les deux bords de Manche, tels Osaka, Daa, Tin Foil Star, Mils ou de noms qui depuis ont essaimé sur d’autres labels et/ou sous d’autres identités : Encre (aka Yann Tambour, aujourd’hui sur Clapping Music, avec des apparitions chez Acuarela, Arbouse, Evenement!), Gel: (aka Julien Loquet, également sur Intercontinental, Artefact, Gooom, et aujourd’hui sur Fat Cat sous le nom de Dorine_Muraille), Transbeauce (duo dont l’un des membres, Anthony Keyeux, également signé sur Spymania s’est depuis illustré sous le nom de Hypo, projet electro-pop barré et émouvant, inscrit dans la « tradition » plunderphonique allant de John Oswald à V/Vm). Aujourd’hui encore, c’est à Jean-Charles Baroche qu’il faut attribuer la découverte de Bye Bye, le projet de Domotic (aka Stéphane Laporte) qui fait tourner ses instruments jouets sur des boucles naïves, de Colleen (aka Cécile Schott, nouvelle venue appelée à partager ses instrumentaux touchants sur un label anglais), du folktronic de Davide Balula, ou des legos de cristal du trop rare Shinsei (aka Johan Lhuillery), dont la musique ovalesque, sous influence des boucles de Reich et du guitarmageddon de Kevin Shields, assemble des sons perlant sur des courbes imaginaires.

Avec ses 26 références au catalogue (dont, fait remarquable, 19 vinyles), la production d’Active Suspension peut sembler « ogresque ». Surtout si on la compare avec les… 2 sorties assurées par Clapping Music depuis 2000 : King Q4 (avec son electronica bac à sable, façon Four Tet ou Kim Hiorthøy) et Encre (avec sa « musique orchestrale sur disque dur » côté studio -espèce musicale dont on ne connaît, à vrai dire, aucun autre spécimen déclaré- et les tourmentes structurales de son combo rock néo-classique côté scène). Julien Rohel n’a pourtant pas à rougir de son déficit discographique puisque les deux disques sous étiquette Clapping Music ont immédiatement rencontré un succès critique et public.

La modestie de la production musicale du label piloté par Julien Rohel s’explique pourtant simplement : plus que d’une vision précise sur le long terme, c’est animé par l’envie de faire connaître la musique de son entourage que ce critique musical a décidé de se lancer dans l’aventure en investissant ses économies dans la création de sa propre structure (« un rêve vieux de dix ans » plus abordable que la création d’une revue musicale). Clapping Music est donc d’abord à proprement parler une « histoire de copains ». Sauf que ces « copains », qui avaient commencé par se produire à leurs heures perdues dans de petites formations locales, ont fini par devenir des musiciens aux talents protéiformes, à force d’écumer les salles et d’expérimenter des formes musicales à leurs heures plus perdues pour tout le monde. La banale « histoire de copains » est donc devenue un peu malgré ses instigateurs une « histoire sérieuse ». Depuis ses débuts pourtant, la composition du groupe de Saint-Germain-en-Laye, puisque c’est de là que tout a commencé, est restée stable. On y trouvait déjà Bertrand Groussard (futur King Q4 et batteur de Encre), Damien Poncet (basse et sampler de Encre, platiniste bricoleur, cerveau d’Evenement! et auteur de projets sous le nom de My Jazzy Child, entre harsh noise, funk, ambient et berceuses pour boîte à musique), Karine Larivet (improvisatrice clavier/laptop, auteur des Perversions du merveilleux sous le nom de Noak Katoï sur Evenement!), F.P. Clavel et Aurélien Potier (dont le projet Organ, aujourd’hui enterré, a été à l’origine de disques aussi mythiques qu’introuvables mêlant ambiances dark sur fond d’air d’opéra, « noise conceptuel », nappes aquatiques, recyclage sonores…). Si l’on ajoute Raphaël Seguin (Erich Zahn ou Herz Chain, guitariste de Encre et artiste Evenement!), Sonia Cordier (violoncelliste chez Encre) et bien sûr Julien Rohel, on a fait le tour du noyau dur de Clapping Music / Evenement.
Lorsque Yann Tambour, qui avait été découvert par Active Suspension pour son ep Pente est / Albeit cale, signe en solo son premier album sous le nom de Encre pour Clapping Music en 2001, il décide tout naturellement de s’entourer sur scène de musiciens issus de l’entourage de Julien Rohel. Et c’est la connexion de Saint-Germain-en-Laye, et par extension les artistes Evenement!, qui se retrouvent à leur tour mêlés au nom d’Active Suspension. On ne sera donc pas surpris de voir apparaître le nom de My Jazzy Child en ouverture de la première compilation d’Active Suspension en décembre 2001 (Variable access), aux côtés de Encre, Aerosol, Osaka, Dorine_Muraille, Mils, Shinsei…

Dès lors, les frontières entre le label de Jean-Charles Baroche et Clapping Music / Evenement! ne feront que se brouiller davantage. My Jazzy Child sort dans la foulée un magnifique 7″ pour le compte d’Active (Loops, strings & bells), tandis qu’O.lamm (révélé sur Evenement! par le radical Snjor 1ep en 1999) offre après deux ep pour Active (Sturninn puis Matière à micrométrie), un album post-fenneszien où la pop s’invente une nouvelle langue (Snow Party, 2002). O.lamm a depuis été remixé (My favorite things, toujours chez Active), par un florilège d’artistes électroniques de premier choix : Blevin Blectum, Yoshihiro Hanno, Discom, Alejandra & Aeron, Team Doyobi, Steve Roden, Ovil Bianca, sans oublier les camarades de chambrée Fabriquedecouleurs (co-fondateur de List), My Jazzy Child, Shinsei, Erich Zahn, Hypo, dDamage, Noak Katoï…

Début 2003, après quelques escapades entre amis pour des tournées en France, aux Pays-Bas, en Angleterre, au Japon et en Allemagne, Active Suspension et Clapping Music décident donc d’étrenner leur fusion, aboutissement d’un rapprochement progressif mais logique, par une double compilation généreusement innovante et hors des sentiers battus, au sujet de laquelle les deux responsables précisent : « Chacun des artistes du label, ainsi que quelques outsiders rencontrés au gré des collaborations et rencontres, ont été invités à offrir un inédit et un exercice de déterritorialisation -remix ou autre ».

« Déterritorialisation » : le terme n’est pas anodin pour qualifier les exercices auxquels se sont prêtés les artistes ici réunis. Plus qu’à une déterritorialisation, les collaborations aboutissent même parfois à de véritables expatriations en des no man’s lands sonores, terres musicales sans racines avec les univers de leurs auteurs. Aussi, s’il fallait isoler l’une des caractéristiques d’Active Suspension / Clapping Music, ce serait ce rapport très étrange à la propriété artistique qu’entretiennent ces labels. Par la capacité commune de leurs musiciens à échanger, collaborer, faire circuler le matériau sonore, multiplier les identités artistiques, proposer des lives souvent imprévisibles, les entités AS / CM révèlent un de leurs traits saillants, suffisamment rare dans la production discographique pour qu’on le relève dès le premier coup d’oeil : la dépossession revendiquée de toute identité musicale. Dans une interview donnée pour Chronic’art il y a près de deux ans, Jean-Charles Baroche ne déclarait-il pas déjà : « Je ne souhaite pas développer une identité [musicale]…Ce n’est plus d’actualité […] Je sors seulement ce qui me plaît, en faisant en sorte d’être le plus sincère possible. Je ne souhaite pas promouvoir une musique mais des musiques » ?

Depuis son retour en France, Momus (ambassadeur planétaire pop et icône vivante de l’underground, pour résumer) ne tarit plus d’éloges sur les disques d’Hypo, O.lamm, Shinsei, etc., pressentant que ces artistes sont en train d’injecter du sang neuf dans la musique hexagonale. Cet Anglais a décidément tout compris.

Lire notre chronique de Active Suspension vs. Clapping Music.
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