La semaine dernière s’est achevée à Paris la rétrospective des films érotiques de Tatsumi Kumashiro. L’excellente initiative de la Maison de la Culture du Japon nous a permis de découvrir avec bonheur sept véritables chef d’œuvres d’un cinéaste encore méconnu en France. Cantonné a un genre (le roman-porno), Kumashiro a su transcender les contraintes luxurieuses imposées par la Nikkatsu en les réutilisant à des fins très personnelles, développant par le biais des scènes de sexe un ton et un style tout à fait surprenants, et peu enclins à la gratuité. Mais avant même d’évoquer le talent de Kumashiro, cette rétrospective doit être pour nous l’occasion de (re)plonger nos têtes dans un des courants les plus surprenants du 7e art nippon : le cinéma érotique de la Nikkatsu.


Les années 70 ont marqué la fin du despotisme des Majors japonaises. Jusque là, ces 5 institutions du cinéma se disputaient à elles seules la production et l’exploitation de 90 % des films japonais. L’essor vertigineux de la télévision, la montée en force d’un cinéma indépendant et inspiré, ainsi que le désir « américanisé » d’investir dans des biens durables (croissance économique oblige) va progressivement détourner le public nippon des salles obscures. La Nikkatsu est la première major à être durement frappée par la crise : en août 1971, cet ancien empire du cinéma se voit contraint de cesser son activité de production ; une grande partie des acteurs, des équipes de tournage, voire même des dirigeants préfère quitter l’entreprise. Celle qui reste décide de s’unir autour de leur syndicat, et d’échapper à la faillite en lançant une nouvelle série de films baptisée « roman-porno » (curieuse abréviation de « romantisme » et « pornographie »). Ce genre, très clairement érotique mais jamais réellement pornographique, devait durer le temps que la Nikkatsu renfloue ses caisses et reparte sur de meilleures bases (les tentatives de films de yakuzas ayant lamentablement échoué). En réalité, la production en vint très vite à faire de l’érotisme sa spécialité, et ce durant 17 ans (le développement des ventes de vidéos pornographiques en 88 marquant la fin du cinéma érotique de genre). Le roman porno a très vite trouvé un public, pas seulement composé de pervers ou de cadres refoulés, mais aussi de spectateurs banals, intrigués par un genre nouveau aspirant à toutes les libertés. Le succès fut rapide, la répression du comité de censure aussi : de nombreux employés de la Nikkatsu (en particulier des actrices, arrêtées pour outrage à la pudeur) furent traînés au tribunal, et des « caches » divers furent systématiquement imposés à l’écran sur les sexes des personnages. La censure ne pouvait néanmoins entraver l’essor du cinéma érotique : chaque scandale autour d’un film faisait d’office sa publicité, et les amendes payées par la Nikkatsu n’étaient rien en comparaison de ce que rapportaient des films produits avec trois francs six sous. Les romans pornos étaient tournés très vite, avec un budget ridicule, et montés en une dizaine de jours. Leur durée excédait rarement 70 minutes, afin de permettre une « double programmation » des films (soit deux pour le prix d’un). Dans ces conditions de production, rappelant celles des série B américaines, certains réalisateurs de la Nikkatsu devinrent très inventifs : les conditions extrêmes, l’absolue nécessité de montrer du sexe, étaient autant de contraintes qui stimulaient leur spontanéité, les poussant à improviser, à créer sans cesse.
Des réalisateurs comme Noboru Tanaka et bien sûr Tatsumi Kumashiro (sûrement le plus talentueux) ont laissé derrière eux de purs chefs d’œuvre déguisés en simples « roman-pornos », des films qui remplissaient leurs quotas mais aspiraient à autre chose. La production se souciait peu des scènes non-érotiques, Tanaka et Kumashiro se fichaient pas mal d’insérer des scènes de sexe dans leurs films : en cela, leur alliance fut fructueuse, et le roman porno souvent bien plus intéressant qu’il ne le laissait croire…

Tatsumi Kumashiro, l’humidité faite art

Tatsumi Kumashiro n’est pas comme pourrait le penser de prime abord le néophyte, un grand auteur japonais. En fait si, il l’est en quelque sorte, mais sûrement pas du bois dont on a fait les Ozu, Mizoguchi et autres Kurosawa. A vrai dire Tatsumi Kumashiro se rapprocherait plus d’un José Bénazéraf nippon. Mais cette comparaison ne rendrait absolument pas honneur au principal artisan du genre dit du Nikkatsu (roman-porno) que fut Kumashiro.


Car le cinéaste est bien plus qu’un simple pornophile, c’est un véritable auteur qui se place parmi les personnalités les plus intéressantes du cinéma japonais des années 70, aux cotés de Seijun Suzuki ou de Nagisa Oshima. La reconnaissance n’a jamais frappé à la porte de ce formidable artisan, peut être parce que lorsque ses confrères abandonnait la maudite Nikkatsu, lui restait fidèle à ses premiers amours. Admettez le, à part peut être Oshima, le porno ne vous à jamais inspiré les meilleurs qualificatifs. Il est pourtant aujourd’hui temps de vérifier le vieil adage qui consiste à dire que chaque genre a ses chefs d’œuvres. Néanmoins, il serait déplacé de parler de chef d’œuvre avec Kumashiro, mais, au diable la nuance, laissons nous emporter par l’excitation d’avoir trouvé un grand cinéaste méconnu et propulsons le au pinacle du 7e art. Car si Kumashiro n’avait pas raté le coche il se situerait sans difficultés aux cotés de gens comme Fassbinder ou Oshima…
C’est après avoir été assistant et scénariste pour diverses maisons de production que Tatsumi (alors âgé de 45 ans) tourne en 1972 son deuxième film, pour le compte de la Nikkatsu : Lèvres humides. S’ensuit le plus abouti Sayuri strip teaseuse-désirs humides qui lui vaudra son premier succès public. Dans cette histoire de rivalité entre strip-teaseuses, le style de Kumashiro s’affirme réellement : cadres soignés, provocation omniprésente, humour dérisoire… mais surtout il y a là une véritable intelligence de cinéma qui se perpétuera tout au long de la carrière du cinéaste. Ainsi, on peut rapprocher des œuvres comme Les amants mouillés à des œuvres avant-gardistes de la même période (post-Godard). La séquence de poursuite d’un homme par sa maîtresse est indéniablement une réussite plastique, ce qui pour les années 70 est assez rare. La maîtrise technique de Kumashiro et de ses techniciens est impressionnante pour l’époque et la sobriété dont il fait preuve (tout est relatif) rend ses films encore visibles prés de 25 ans plus tard, ce qui est une gageure pour un porno soft ; alors qu’un film comme Les petites marguerites (Véra Chytilova, 1966, Tchécoslovaquie) se regarde avec une condescendance nostalgique. Ainsi La femme au cheveux rouge, le Rideau de Fusuma, ou l’anti-Mizoguchien Rue de la joie sont autant de films formidables injustement méconnus. On regrette dès lors que ces œuvres ne soient pas restées plus longtemps lors de la rétrospective que lui a consacré la Maison de la culture du Japon en novembre dernier. Cela fait maintenant 4 ans que Kumashiro s’est éteint et alors que l’on vient juste de le rencontrer, il nous manque déjà.

Un grand merci à la Maison de la Culture du Japon et au magnifique
dossier de Shiguéhiko Hasumi.