Figure essentielle du cinéma de Hong Kong, Stanley Kwan compte une quinzaine de films, pour la plupart encore inédits en France. Après Rouge (1998), c’est au tour de Center stage (1992) de sortir sur nos écrans. L’occasion pour le public français de mieux connaître une œuvre curieusement absente des écrans européens. Il y a un an, Chronic’art rencontrait Stanley Kwan au Festival des 3 Continents de Nantes pour une conversation autour de son œuvre et de sa ville.


Chronic’art : Comment est née votre passion pour le cinéma ?

Stanley Kwan : Je suis né à Hong Kong et quand j’étais petit, j’aimais beaucoup aller au cinéma même si on ne pouvait voir que des films locaux en cantonais ! Quand je suis allé à l’université, j’ai pu accéder à des films américains et européens. J’ai eu le chance d’en voir beaucoup, mais à ce moment-là, devenir réalisateur n’était pas dans mes intentions parce que pour moi ces films étaient d’un niveau très élevé. Ils représentaient un idéal inaccessible. Je les admirais tellement que je ne me sentais pas capable de faire aussi bien.

Qu’est-ce qui vous a décidé à passer à la pratique ?

En 1977, j’ai réussi le concours d’entrée pour travailler à la télévision hong-kongaise. J’y ai été l’assistant réalisateur de nombreux metteurs en scène très talentueux. A cette époque, il y avait beaucoup de réalisateurs doués à la télévision, ils étaient tous très jeunes et dynamiques, comme Tsui Hark. Il y avait une grande énergie, qui s’est transformée en synergie. J’étais leur assistant avec l’espoir de réaliser, un jour, un film. Enfin, en 1984, j’ai eu la chance de pouvoir faire mon film, c’était Women, avec quand même Chow Yun Fat ! Mais, il n’était pas aussi célèbre qu’aujourd’hui.

Quels sont les réalisateurs qui vous ont influencé ?

A l’université, j’ai vu pour la première fois un film japonais : c’était Tokyo story de Ozu. J’ai beaucoup été touché par ce film, probablement parce qu’il me rappelait des choses de mon enfance. C’est le premier film d’Ozu que j’ai vu. A la fin des années 70, il y a eu une rétrospective de films européens au centre d’art de Hong Kong, qui m’a permis de découvrir François Truffaut, Wim Wenders, Bertolucci, et Fassbinder. Récemment, parmi les films européens qui m’ont touché, il y a eu Irma Vep d’Olivier Assayas, mais c’est peut-être parce qu’il y avait Maggie Cheung !

Vous semblez être un réalisateur qui marche à Hong Kong, non ?

Mes films ne sont pas vraiment des succès commerciaux. Je pense que Rouge est le film qui a eu le plus de succès. Je fais partie des cinéastes un peu à part dans l’industrie du cinéma de Hong Kong. On est quelques-uns à faire des films non commerciaux et il arrive parfois qu’un de nos films soit un succès public. Je fais partie d’un groupe de réalisateurs qui a profité des années 80, l’âge d’or du cinéma de Hong Kong, pour faire des films personnels et sérieux. Certains ont réussi à établir leur réputation. Depuis deux ans, l’industrie cinématographique de Hong Kong va très mal, et aujourd’hui elle est presque morte. On a de plus en plus de mal à trouver des financements. Un réalisateur non commercial est obligé de trouver de l’argent à l’étranger. Paradoxalement, ça rend le marché plus ouvert. On dispose d’une plus grande liberté. Wong Kar-waï est l’exemple le plus connu : pour Happy together l’argent ne vient pas de Hong Kong, mais du Japon, de la Corée et de la France. Mon prochain projet est financé par des capitaux qui viennent à 100% du Japon.

Pensez-vous que le cinéma américain ait une influence sur l’industrie du cinéma de Hong Kong ?

Actuellement, le problème c’est qu’on essaie de copier les films Hollywoodiens, surtout leur technique. On arrive à les exporter à Taiwan, en Corée, en Chine mais pas dans le reste de l’Asie, qui préfère les originaux. On se contente de refaire leurs films, comme par exemple, le Volte face de John Woo. Ce film a été un gros succès à Hong Kong, et au moins cinquante films qui le copiaient sont sortis rapidement. Hong Kong souffre d’un essoufflement artistique.

Voulez-vous dire que ce cinéma est en pleine crise ?

Pendant des années, les films de Hong Kong ont dominé le marché. Comparés aux films de Taiwan, nos films d’action étaient mieux faits techniquement et plus rapides. Mais maintenant, c’est une industrie en difficulté pour plusieurs raisons. La première est l’attitude de Hong Kong vis à vis d’Hollywood. La deuxième réside dans la mentalité des producteurs de Hong Kong qui est vraiment problématique. Ils pensent de manière étriquée et ne font que répéter des recettes gagnantes jusqu’à ce qu’elles s’essoufflent. Ils ne veulent pas risquer leur argent pour faire des choses originales, prendre des risques en somme. Le film Histoires de fantômes chinois en est un bon exemple. C’est un grand succès commercial, alors les producteurs se sont empressés de réaliser de pâles copies. Il a été produit au moins trente films de ce genre ! A cause de ça, la production cinématographique sature et s’autodétruit.

N’êtes-vous pas frustré que la majeure partie de vos films soient inédits en Europe ?

Parfois, je me sens évidemment un peu frustré. Le problème de ne pas montrer mes films à l’étranger ne remet pas en cause pour moi leur qualité, je n’en fais pas un problème d’ego. J’aimerais seulement qu’ils soient vus par des gens d’autres pays que le mien. Quand j’ai fait Rouge et Actress (le titre français est Center stage, ndlr) pour la Golden Harvest, une des plus importantes sociétés de production de Hong Kong qui s’occupe de films à grands budgets comme les Bruce Lee ou les Jackie Chan, celle-ci ne savait pas quelle politique avoir sur le marché extérieur pour ce genre de films. Pour vous donner un exemple, en 1992 j’ai présenté Actress à Berlin pour lequel Maggie Cheung a obtenu l’Ours d’or de la meilleure comédienne. Il y avait une grande projection de mon film organisée, cependant, aucun responsable de la production n’était là et il n’y avait pas une seule affiche du film sur les murs ! Personne n’a essayé d’avoir des contacts pour ensuite distribuer ce film qui reste inédit en Europe. (au moment de l’entretien, la sortie en salles en France de Center stage n’était pas programmée, ndlr).

Vous voulez dire que les sociétés de Hong Kong ne se soucient pas de la distribution de leurs films dans d’autres continents comme l’Europe ?

Elles n’y pensent même pas. Elles ne s’occupent que de Hong Kong et du marché asiatique. En plus, mes films sont différents des films de genre qu’elles ont l’habitude de produire, comme ceux de Jackie Chan. Avec les miens, Golden Harvest (qui a produit tous mes films) ne sait pas trop quoi faire. Quand parfois je la mets en contact avec des distributeurs intéressés, notamment des Français, le prix qu’elle demande est souvent trop élevé. Pour mon dernier film, Hold you tight, Golden Harvest semble avoir fait un pas en avant, des contacts ont été pris. A Nantes, il y a des distributeurs sur le coup mais c’est encore en négociation.

Est-ce qu’il y a à Nantes des réalisateurs dont vous vous sentez proche ?

Malheureusement, je ne reste pas longtemps, je n’ai pas pu voir beaucoup de films. Mais je connais certains des réalisateurs chinois présents, comme Hou Hsiao-hsien et Tsai Ming-liang. J’ai vu leurs films. Même si leur style est différent du mien, je pense que nous avons en commun un intérêt profond pour nos personnages, leur caractère. On se soucie moins d’avoir une belle histoire.

A l’instar de Tsai Ming-liang, vos films traitent des difficultés de communication.

Presque tous évoquent ce sujet. Mon deuxième film, L’Amour gâché, se concentrait sur les conséquences de l’individualisme. Je ne suis pas contre l’individualisme mais je voulais en montrer les dangers, comme par exemple l’absence de communication. Aujourd’hui, les gens sont plus indépendants, ce qui a ses bons et ses mauvais côtés, comme de rendre les rapports humains plus difficiles.

Est-ce aussi le sujet de votre dernier film, Hold you tight ?

Un peu moins que pour les précédents. Le sujet est très personnel, il s’agit de la confusion sexuelle que l’on peut ressentir à un moment de sa vie. C’est un thème dont je voulais parler depuis longtemps. Il y a aussi l’envie d’évoquer la rétrocession de Hong Kong. Le film a été tourné en 1997, il commence par une scène qui se déroule sur le vieux aéroport et se termine sur un pont qui mène au nouvel aéroport. C’est une sorte de métaphore sur la situation de la ville. De plus, il y a vers la fin du film un dialogue à propos d’une date, le 16 septembre 1984, qui est la date de signature de la rétrocession à la Chine. Beaucoup de hong-kongais ont oublié cette date, c’est une sorte de clin d’œil à sa mémoire.

Justement, est-ce que la rétrocession a changé votre situation de réalisateur ?

Beaucoup de réalisateurs, dont je fais partie, n’ont senti aucun changement. Nous continuons à travailler, et nos projets sont jusqu’à présent acceptés. Hong Kong a encore son propre bureau de censure qui n’a aucun lien avec la Chine. La population de la ville a réagi de manière excessive à cette date. Peut-être que certains réalisateurs s’en sont inspirés pour leurs films, mais le système de production, lui, n’a pas changé.

Pouvez-vous nous parler de votre prochain projet ?

Il est en préparation et le tournage va commencer en janvier. C’est un projet en commun avec trois réalisateurs : un Japonais, Hiroshiro Shinji, un Taiwanais Edward Yang, et moi. Il y aura trois films portant sur la même thématique : les jeunes, leurs rapports entre eux, leurs valeurs, l’influence de la culture américaine… Chaque film aura pour point de départ le titre In God we trust.

Propos recueillis par à Nantes le 1er décembre 1998

Lire notre critique de Center stage (Actress)