Tous les ans et dans une semi-confidentialité (excepté cette année grâce à l’effort publicitaire à l’occasion de ce 20e anniversaire), se déroule à Nantes un événement majeur et presque unique en son genre en Europe, le Festival des 3 Continents. Depuis vingt ans, les frères Jalladeau, directeurs du festival, parcourent inlassablement l’Amérique du Sud, l’Afrique et l’Asie afin de nous en ramener les plus belles perles cinématographiques…

Mais les perles se font de plus en plus rares, comme Philippe Jalladeau en témoignait lors de la cérémonie d’ouverture : neuf films seulement en compétition, seulement neuf œuvres dignes d’êtres désignées comme véritables films d’auteurs ! Car le problème pour ces trois continents, c’est bien sûr l’argent, l’argent qui incite de plus en plus les créateurs à réaliser des films plus accessibles, plus commerciaux, au détriment de choix artistiques aigus et jusqu’au-boutistes. Dur d’être un auteur de nos jours, et encore plus dur de l’être dans des pays moins aisés économiquement, dans lesquels la culture est loin d’être une des priorités nationales. Les neuf œuvres choisies et les films hors compétition sont alors autant d’espoir d’une exigence artistique capable de subsister dans des conditions précaires, que de signaux d’alerte au vu de leur nombre restreint.
Saluons ainsi le mérite de Darejan Ormibaev dont les trois films ne sont même pas diffusés dans son pays, le Kazakhstan ! Avec Tueur à gages, son dernier film présenté hors compétition lors de la soirée d’ouverture, Ormibaev refroidit l’atmosphère de début de festivités, en nous offrant une vision dure et sans espoir du destin d’un jeune couple entraîné dans la spirale infernale de l’endettement. Il va de soi que nous ne manquerons pas de revenir sur Ormibaev à l’occasion de la sortie de son film en salle.
Parmi les films présentés en compétition officielle (dont le niveau est d’une rare exigence artistique) quelques-uns sont de véritables chefs d’œuvre dont nous attendons avec hâte la diffusion en salles. Citons en premier, le magnifique film de l’Iranien Abolfazl Jalili (lauréat du grand prix en 1996 avec Une histoire vraie) : La danse de la poussière, avec des dialogues quasi inexistants mais la force poétique et magique de ses plans, évoque l’histoire d’amour entre une petite fille et un petit garçon, terrorisé par de mystérieuses voix qu’il entend. On n’est pas près d’oublier le regard inquiet et le visage sans âge du jeune héros. La révélation du festival fut chinoise avec Xiao Wu de Jia Zhang-Ke, un cinéaste prometteur âgé d’à peine vingt-huit ans. Un peu à la manière de Tsai Ming-Liang, la caméra suit l’errance d’un jeune pickpocket, et surtout dresse un état des lieux sans complaisance des mentalités chinoises actuelles. Malgré quelques longueurs, la lucidité et la radicalité du style font de ce film une œuvre forte, qui trouve son aboutissement et sa conclusion dans la saisissante scène finale sur laquelle on garde le mystère, puisque le film sort en salle l’année prochaine !
La petite ville, premier long métrage de Nuri Bilge Ceylan, est le deuxième film turque en vingt ans tourné en noir et blanc. Grâce à son autre activité, la photographie, Ceylan nous offre des images d’une grande beauté qui nous stupéfient quand on sait que le film a été conçu avec un très petit budget et une équipe de… deux personnes ! Encore une fois la preuve que les moyens ne déterminent pas toujours la fin. Hormis la longue scène trop didactique de discussion entre la famille, qui gâche un peu l’homogénéité plastique du film, on espère ardemment une sortie en salle pour cette œuvre prometteuse.
Il en va de même pour La sueur des palmiers de l’égyptien Radwan El-Kashef. A la manière d’un conte, il nous raconte la vie des femmes d’un village dont les hommes sont partis, enrôlés par un mystérieux employeur. Le thème central est le manque érotique crée par cette absence, que le réalisateur filme avec beaucoup de sensualité. A noter la qualité de la musique et des chansons qui accompagnent l’histoire, et nous entraînent vers des sommets lyriques desquels nous n’aimerions plus redescendre.
En ce qui concerne les bonnes surprises du festival, Le blues du postier de Sabu était la comédie à ne pas manquer ! Tournant en dérision le petit monde des films de gangsters japonais, le film joue sur les clichés du genre. Les yakusas, la police et les tueurs à gages (avec une parodie de Leon et de Brigitt Lin de Chungking Express !) sont tous pitoyablement humains, loin du statut habituel des héros magnifiques. Le film repose sur un malentendu qui va faire d’un jeune postier naïf, d’abord un dealer, puis un yakusa, et enfin un serial-killer. La mise en scène est dynamique, et le montage crée des situations comiques du plus grand effet. En somme un vrai régal qu’on aimerait bien voir remplacer sur les écrans nos comédies franchouillardes du genre Asterix et Obélix
Parmi les déceptions, on citera le dernier film de Stanley Kwan, Hold you tight dont on espérait beaucoup mieux. Le film semble hésiter entre la pesanteur de Tsai Ming-Liang et l’esthétisme de Wong Kar-Waï sans jamais justifier ses choix. Cependant, par la façon dont il aborde la confusion sexuelle des personnages, en faisant une métaphore des rapports entre Hong-Kong et la Chine, le réalisateur semble saisir quelque chose de la jeunesse hong-kongaise actuelle.
Autre déception, mais celle-ci moins cruelle : le premier film de Joan Chen (souvenez-vous la vamp asiatique de Twin Peaks !). L’histoire de Xiu Xiu est déjà assez tragique en elle-même, et on ne comprend pas pourquoi Joan Chen en rajoute dans le mélo avec une musique envahissante et des plans forçant trop sur les sentiments. On regrette que le récit ne soit pas plus axé sur le personnage fascinant et énigmatique de Lao Yin, plutôt que sur la figure plus convenue de la petite Xiu Xiu.
L’Amérique du Sud ne fut pas à l’honneur pour cette 20e édition du festival, avec d’abord le trop consensuel film de Walter Salles, Central do Brasil, que nous avons déjà évoqué dans nos pages critiques, et un film cubain, Tropicanita de Daniel Diaz Torres. Ce dernier essaie de nous communiquer un peu de la liesse cubaine avec une histoire loufoque mélangeant un Allemand à la recherche de sa mère, les nazis de la seconde guerre mondiale, et un élixir magique aux super pouvoirs, le tout servi par un scénario à tiroirs et des personnages outranciers.
Pour conclure, on ne peut que se réjouir d’un palmarès qui, pour une fois, récompense justement les œuvres de qualité. Souhaitons au festival 1999 un aussi bon cru que celui-ci !

Palmarès pour l’année 1998 :

Grand prix : Xiao Wu de Jia Zhang-Ke ex-aequo avec Après la vie de Kore-eda Hirokazu
Prix de la mise en scène : La danse de la poussière de Abolfazl Jalili
Meilleur espoir : La petite ville de Nuri Bilge Ceylan
Meilleur acteur : Moshé Ivgi dans Yom-Yom d’Amos Gitaï
Meilleure actrice : Hao Hong-Jiang dans Xiao Wu
Meilleure bande son : Beyrouth fantôme de Ghassan Salhab
Prix du public : La sueur des palmiers de Radwan El-Kashef
Prix du jeune public : La sueur des palmiers de Radwan El-Kashef