A quelques semaines près, Z32 tombe à pic, hélas, tandis que le monde entier s’est abreuvé, jusqu’à s’en étouffer, des images de Gaza. L’éprouvante actualité donne un relief imprévu au nouveau film d’Avi Mograbi, dont la voix semble plus que jamais solitaire. Z32 a d’emblée cette vertu de s’extraire de facto du flux bégayant des images venues des territoires palestiniens, et notamment de l’image-matrice du conflit dont nous sommes gavés ad nauseam : des ambulances qui hurlent, une foule aux abords d’un hôpital, des hommes qui sortent en trombe de voitures avec, dans les bras, un corps ensanglanté. Ce n’est pas nouveau, de la part du cinéaste israélien, dont les films ont toujours cette qualité première de proposer une autre image de ce conflit sans fin. Il n’est pas le seul, bien sûr, à filmer des checkpoints, des réunions d’extrémistes de tous poils, des chars, des gens qui pleurent. Mais ses films, outre le ton un peu accablé, un peu sardonique, un peu ironique qui les a rendus célèbres, sont des exercices de cinéma où Mograbi s’emploie à arracher aux situations qu’il appréhende leur part abstraite, figée, et donc absurde – et donc tragique. Le meilleur exemple de ce travail est un court-métrage, une séquence que le cinéaste a ensuite intégrée au montage de Pour un seul de mes deux yeux : on y voit le ballet irréel d’un blindé israélien dont les occupants sont invisibles et qui, à la manière d’une volaille décapitée qui continue de courir en tous sens, avance, recule, tourne et retourne sur un chemin, tandis qu’une grosse voix sortant d’un haut-parleur ordonne à une famille palestinienne venue à la rencontre d’une ambulance stationnée quelques mètres plus loin, de rebrousser chemin.

Z32, en ce sens, marque une nouveauté dans cette oeuvre engagée. C’est la première fois que Mograbi enregistre, non pas des situations plus ou moins surréalistes, et en tout abstraites, mais la parole d’une seule personne, un témoignage. L’homme qui témoigne, c’est Z32 : tel est le nom de code, parmi les dossiers collectés par une association avec laquelle collabore Mograbi, de cet ex-soldat de Tsahal. Durant son service, il a participé à une expédition punitive après un attentat, assassinant froidement deux policiers palestiniens désignés par le hasard. Un crime de guerre. Le récit est en lui-même édifiant. L’ex-troufion raconte la pression subie, l’abrutissement des soldats qui meurent d’envie de passer à l’action, le climat de paranoïa hystérique qui les incite à voir en tout Palestinien un potentiel terroriste, dès lors qu’il a plus de 7 ans.

Mais il y a plus, et en cela se continue la pente abstraite du cinéma de Mograbi : le soldat souhaitant garder l’anonymat, Mograbi a eu recours à d’incroyables trucages numériques pour masquer son visage, tantôt en lui fabriquant une sorte de cagoule floue qui ne laisse nets que ses yeux et sa bouche, tantôt en collant sur lui le visage d’un autre. Trahie par une main qui se porte à la bouche, ou par la fumée d’une cigarette, cette prouesse technique raconte, par son tour de force figuratif, quelque chose de la coercition militaire autant que l’universalité morbide du crime de guerre. Z32 est une drôle d’expérience, qu’assaisonne Mograbi à sa manière : par un prologue drôlissime où il se met face caméra, un collant sur la tête qu’il perce au niveau des yeux, puis de la bouche ; en transformant le récit en tragédie musicale, puisqu’il intervient en chansons à la manière d’un chœur antique. Une drôle d’expérience, au sens chimique, sur ce que c’est que le témoignage d’un criminel (en cela, le film se place dans le sillon d’une longue tradition) et sur le visage de la guerre : étant tous les masques, Z32 n’est personne, est tout le monde, lui-même et un autre. En voyant ce type caché, littéralement et numériquement, à visage ouvert, nous saute à la gorge le souvenir de la prodigieuse ultime planche de L’Ascension du Haut-Mal de David B. : dans le défilé des masques, il y a de la place, aussi, pour nous tous.