« Bienvenue dans le désert du réel ». On se rappelle évidemment la formule, chipée à Baudrillard par Matrix, où Zizek la piocha à son tour. Il y a quasiment dix ans, le film des Wachowski inaugurait pour de bon l’ère du tout-numérique pour le cinéma d’action, poussant vers la sortie les modèles des 80’s / 90’s. Non que l’énoncé en fût radicalement modifié : invariablement, il en allait d’un corps, d’un milieu, et du récit de leur inadéquation. Mais il fut, avec la charnière Matrix, le lieu d’un retournement. Le film d’action inventé par les 80’s confrontait un corps à un milieu qu’il ne maîtrisait plus, que le décor fasse défaut (Piège de cristal, Speed) ou qu’il fut en excès (Une Journée en enfer). Celui des années 2000 redonne le pouvoir au corps, et c’est le milieu qui se plie à sa volonté, hypothèse admirablement conceptualisée par Matrix. Passage de la ligne à la courbe, d’une cinématographie où les corps subissent la géométrie du décor (les 80’s / 90’s : moins un cinéma où l’on cogne, qu’un cinéma où l’on se cogne), à une autre, volatile, où c’est l’image qui se déplie à la commande du personnage (de Matrix au renouveau des films de super-héros).

Wanted a mille défauts, mais deux mérites. Le premier tient dans sa façon assez maligne de redoubler son récit, parfaitement débile, par une constellation de trouvailles, qu’on ne dira peut-être pas « méta », mais se cristallisant quand même en une espèce de petit traité des images du film d’action post-Matrix. Un exemple, tout bête, une belle idée : le gros de l’intrigue s’intéresse, en droite ligne de l’exposé de Matrix, à la capacité des personnages à tirer depuis leur revolver des balles décrivant une trajectoire courbe, motif programmatique depuis lequel tout le film se distribue. Son autre qualité consiste en des enjeux de pure mise en scène, retrouvant, malgré l’orgie CGI, un peu de la chair perdue par le genre à l’ornière des 2000’s, quelque chose que l’on n’avait peut-être plus vu depuis l’humble et beau Terminator 3. A l’époque sortaient, en même temps, le film de Jonathan Mostow et Matrix reloaded, Deux scènes jumelles de poursuite automobile disaient alors combien les possibles ouverts par le numérique signifiaient aussi une perte. D’un côté, chez Mostow, une séquence charnue et magistralement construite ; de l’autre, une bouillie numérique sans prises, qui faisait retomber l’effet Matrix comme un soufflet. C’était d’autant plus dommageable que la poursuite motorisée, héritée des 70’s, fut toujours, d’une certaine manière, le motif nodal du genre, et la sortie de route son cœur théorique. Le film d’action figure ce monde où il n’est plus possible de rester sur les rails : trains, métros, y déraillent sans fin (d’Une Journée en enfer à Speed). Il y a dans Wanted de belles séquences en voiture, où les perspectives se tordent jusqu’à l’absurde, et une admirable séquence de train qui sort des rails, au-dessus d’un gouffre. La maîtrise du russe Timur Bekmambetov, ici aux commandes, n’est pas tout à fait une surprise. Sous le déluge d’inepties ésotérico-gothiques de ses Night watch et Day watch, sous l’insupportable épate nouveau-riche et le néo-métal qui tâche, se faisait déjà jour un sens très affûté, presque anachronique, de la scène d’action pure

Night watch / Day watch était à la fois irregardables et stimulants. Irregardables parce qu’ils étaient le stade terminal et la déclinaison discount de ce baroque postmoderne insupportable dont Fight club reste le flambeau. Stimulants parce que de cette obésité (films-vortex où tout s’absorbe, sans discernement, jusqu’à la nausée) sortaient toujours, in extremis, de belles propositions, gratuites et généreuses. Wanted en garde les scories (les idées y poussent toujours comme un cancer) mais se révèle beaucoup plus digeste. L’histoire, on le disait, est assez débile, et se présente dès son entame comme une variation Z sur le tandem Fight club / Matrix : un employé de bureau souffre-douleur et dopé au Xanax se découvre un destin de tueur d’élite, après qu’on l’a invité à rejoindre une espèce de super-confrérie de tueurs qui tire ses ordres d’un tissu auto-tramé guidé par la main du destin (nous non plus, on n’a rien compris). Mais le film, in fine, a pour lui de conceptualiser, l’air de rien, et de façon assez réjouissante, son statut de film-simulacre ultime, prolongeant en cela le beau Speed Racer des Wachovski, sorti en juin. De la superficialité des choses et des images, Wanted fait double ration. D’abord en étant le film le plus absolument superficiel, et en cela le plus contemporain de l’ère numérique. Ensuite en choisissant de faire de ce refus total de la profondeur de l’image son vrai sujet, traité en une myriade de détails, depuis le motif de la trame, qui traverse tout le récit (le code délivré par le tissu magique est un code binaire), jusqu’à ce bain étrange où les corps sont plongés pour récupérer de leurs blessures, qui les recouvre d’une espèce de cire à bougie et les transforme en parfaites figurines, moulées à la chaîne pour se jeter dans les séquences d’action. Ou encore cet acharnement à ce que la surface, toujours, se transforme en signe : ainsi cette séquence de baston dans une supérette où l’action est étrangement commentée par les pubs sur les étalages. Ce n’est pas grand-chose, et en même temps, le beau cinéma d’action s’est toujours affirmé sur une telle gageure : se révéler moins bête qu’il n’en a l’air.