On avait beaucoup aimé Tarnation, en 2004, qui nous laissait tout de même dans une circonspection un peu désolée. Malgré la désarmante sincérité de l’auteur, malgré la nature impensable de cette mosaïque maudite, la mise en scène dépassait rarement la trouvaille de petit laboratoire iMovie. Or c’est à l’évidence le même Caouette qu’on retrouve huit ans plus tard, embarqué dans un road-movie avec sa mère psychotique, sujet-fardeau de son oeuvre : Renée, à la fois gamine désaxée et femme-roc revenue du néant, resplendit à travers un collage volontiers cheap, grunge sur les bords, entrecoupé de cartons à la troisième personne qui retracent sa biographie. Photos de famille, archives vidéo, portrait sur le vif : Jonathan éparpille l’être de la malade, étale ses fragments sur son tapis de jeu, selon le traitement qu’il réservait à sa propre personne dans Tarnation. Ce qui révèle combien son cinéma procède de la fusion formidable de deux psychés : Renée LeBlanc, c’est lui.

On est donc tenté de voir le film comme un appendice à Tarnation, dont la nécessité ne saute pas aux yeux (ce dernier était déjà un portrait croisé du fils et de sa mère). Certes, le dispositif est différent : affranchi de son journal intime au long cours, Caouette emploie ici un prétexte clairement délimité (un road-trip du Texas à New York, où se trouve le nouveau foyer de Renée). Mais précisément, ce resserrement de l’espace-temps laissait désirer une focalisation sur un présent déterminé, celui des pérégrinations du tandem. Ce désir restera frustré : accro à la poétique diapos, Caouette flâne d’une alcôve temporelle à une autre, habille le voyage de filtres barbouillés, décompose son carnet de bord en même temps qu’il l’assemble. La fragmentation du moi, qui passionnait à l’échelle d’une vie, donnant au premier film un intérêt théorique certain, peine ici à tenir la route : c’est l’intensité d’un déplacement spatial et psychique que l’on désire atteindre, pas celle d’un flash-back sépia.

On rétorquera que l’autofiction de Caouette repose justement sur la distorsion chronologique, fasciné qu’il est par les représentations schizophrènes du monde, par le quotidien déroulé comme un rêve éveillé (d’où la citation d’Einstein placée en exergue, sur l’essence illusoire du temps). C’est vrai, mais il ne sait trop que faire de toutes les clés métaphysiques qu’il ramasse en chemin, aussi vertigineuses soient-elles. Elles ne lui inspirent que des ornements, des ébauches de variations sur le gouffre dont les limites se dessinent vite – à commencer par ce psychédélisme cosmique qui esquinte l’oeil. C’est d’autant plus dommage que certaines de ses obsessions, développées à force de se frotter à la folie, relèvent non seulement d’une grande acuité, mais auraient pu se changer en grandes idées de mise en scène. C’est le cas, surtout, de cette fameuse topologie du multivers, astuce déclarée pour reconnaître une matérialité aux psychoses de Renée, pour attribuer un monde à ses divagations : « je crois que la dimension où vivent les psychotiques existe vraiment, quelque part », soutient Caouette dans un extrait d’interview incorporé au film.

Après toutes ces circonvolutions spatio-temporelles, que reste-t-il du présent ? Quelques grandes-petites choses : c’est en définitive dans sa sincérité d’éternel ado, ultrasensible et américain jusqu’au bout des ongles, que l’objet acquiert un peu de chair. Son rapport un brin guimauve au cosmos procède de cette candeur, qui est aussi une forme de modestie : l’art de faire tenir l’horreur et la folie à l’intérieur d’une boîte à secret de fillette finit par fasciner, et par émouvoir pour de bon. De même, et c’est plus gênant, c’est cette ingénuité qui le pousse parfois à donner dans un drôle de pathos médicamenteux (atténué toutefois dans cette dernière version : on avait découvert à Cannes une montage un peu plus grimaçant, qui tissait un suspense de mauvais goût autour de la perte des pilules, par exemple). Lorsque le tandem retrouve sa respiration au son d’une folk un peu mielleuse, lorsque l’angoisse s’estompe, brièvement chassée par les vieux repères de l’intangible normalité, le manège torturé de Jonathan Caouette s’approche timidement du beau.