On avait oublié Ken Russell. Qu’on connaisse ou non son œuvre, qu’on ait entendu parler de lui ou pas du tout, on ne cesse de se répéter, devant The Music Lovers (1970), qu’on avait oublié Ken Russell. Son film est à la fois trop largement ignoré, et trop spécifiquement satanique pour ne pas avoir l’air de surgir d’une sorte d’inconscient cinéphilique. Voir ce film pour la première fois, on dirait que c’est s’en souvenir. On dirait l’Eden perdu des seventies. Le spectateur profane voit un auteur qui se dresse d’un coup, qui prend corps tout de suite, un nom explose, Russell, Kenneth, virtuosité confondante, violence et beauté de tout, rivalité immédiate avec les plus grands formalistes des seventies.

 

On oublie de le dire, The Music Lovers est un biopic sur Tchaïkovski, avec Richard Chamberlain dans le rôle-titre. Film vieux de quarante ans, méconnu de presque tous, recouvert, enseveli, enterré par l’éboulement des décennies. Cette sortie DVD de The Music Lovers, chez Bel Air classiques, c’est une sortie de décombres. La dernière édition VHS officielle, tous pays confondus, daterait de 1991. Personne aujourd’hui ne se soucie plus vraiment du travail Russell. Mais est-ce d’ailleurs une raison suffisante pour devoir s’en soucier ? Qu’est-ce que c’est, d’abord, que ce film ? Richard Chamberlain, par exemple, qu’est-ce ? La Dernière vague peut-être, rien d’autre, en tout cas certainement pas Allan Quatermain, Docteur Kildare ouLes Oiseaux se cachent pour mourir. En somme, rien. The Music Lovers, objet probablement démodé, situé loin sous nos pieds, spectacle à moitié mangé par l’humus, ayant pour spectateurs des taupes. Russell s’est enterré lui-même, dès 1974, en commençant à être moins bon, c’est-à-dire en arrêtant d’enchaîner les chefs-d’œuvre (qui comptent, outre une série de téléfilms géniaux tournés dès 1959 pour la BBC, Love, Les Diables, The Boy Friend, Le Messie sauvage réalisés coup sur coup). Par ailleurs, rien d’écrit en France sur Ken Russell, pas d’article, aucun livre. Absence de reprises dans nos festivals, très rares diffusions télé.

 

Depuis au moins 2004, l’Accattone, salle parisienne aujourd’hui fermée – éboulement supplémentaire – s’est mise à projeter de manière assez régulière les films de l’auteur, The Music Lovers y compris, dans des copies vieilles, pleines de poussières et de grains, pleines de fils, comme des rhizomes, autrement dit encore à moitié ensevelies. Mais c’était déjà fou, il faut le dire, que de pouvoir assister, même et surtout sous cette forme fossile, aux saturnales de musique et d’inceste que ce dernier film compile. Parce qu’on s’était rendus compte, à cette occasion, à quel point ce qu’on croyait être mort était en réalité vivant. C’était dans la terre, et ça vivait. Russell, on s’est dit, c’est Antée. Sa caméra est brûlante de fièvre. Son film est encore en train de se faire, de se produire sous nos yeux, en temps réel. De l’art performatif (on verra pourquoi plus bas). On croyait trouver du caillou, on a trouvé de l’organique, de l’insufflé. Invraisemblable moment de cinéma. Cette projection à l’Accattone, c’était toucher une ruine et lui sentir un pouls.

 

The Music Lovers, ou l’art de Tchaïkovski mis en rapport avec ses désirs. L’auteur du Lac des cygnes est amoureux de sa sœur, terrorisé par le corps des femmes, torturé par son homosexualité, hanté par la vision de sa mère vaincue par le choléra. Le visage cadavérique et les yeux exorbités de cette femme, qu’il aimait plus que tout, ressurgissent à l’occasion d’un ou deux éclats horrifiques, totalement terrifiants. Le choléra de The Music Lovers rime avec la peste bubonique des Diables. Ken Russell fut peut-être le seul à avoir su filmer de cette manière-là les grandes fièvres, à avoir su capter ces points limites de l’agonie dans la souffrance, où l’œil tout d’un coup s’ouvre grand sur la mort. Et c’est parce que la fièvre, qui insensiblement gagne Tchaïkovski dès le début du film – puisqu’il transpire, au piano, d’une sueur qu’on dirait semblable à celle de sa mère quand elle meurt – c’est parce que la fièvre, donc, est inspiratrice et qu’en elle survient le trait de géni, que Russell s’y intéresse tellement. Disons que ce dont le réalisateur s’empare, dans The Music Lovers, c’est l’instant t du moment d’inspiration.

 

C’est Tchaïkovski au travail. Mais c’est aussi Ken Russell au travail, et Richard Chamberlain au travail. Superposition, synchronie de trois efforts et de trois souffles. Racontons une scène située tout au début, scène énorme, de douze minutes, qui à elle seule mérite la vision du film. Pas seulement parce qu’elle restera peut-être comme l’un des moments les plus hypnotiques du cinéma des seventies, équivalent musical des grandes fusillades de Peckinpah, mais aussi et surtout parce que c’est à cet endroit que les trois métiers – auteur, acteur, personnage – entrent le plus clairement en symbiose, qu’ils improvisent les uns sur les autres, se génèrent entre eux dans un même chorus, une même pulsation.

 

C’est la veille de Noël, le 24 décembre 1874. A l’extérieur, une féérie, de la neige, des carrosses à clochettes. A l’intérieur, le futur auteur de Casse-noisette, présentant pour la première fois son Concerto pour piano n°1. Chamberlain arrive, il monte sur scène, s’assoie au piano. Tout autour, l’orchestre. Chamberlain, revenons d’abord à lui, parce que celui dont on doutait complètement, sauf en lovelace pour ménagères, celui dont la prestation la plus mémorable, croyait-on, restait jusqu’ici La Tour infernale, et dont le seul nom prêtait à sourire, celui-là même n’est en réalité rien d’autre qu’un acteur extraordinaire. Chamberlain commence, plaque ses accords, frappe le clavier, le cingle, le pilonne, et on comprend qu’en exhumant ce film, on exhume aussi le rôle de sa vie. Acteur en sueur, près des larmes, percutant les touches comme un damné, d’une virtuosité totale, filmé en pied au piano, exécutant tout lui-même, visitant les gammes avec dans les yeux une espèce de douleur surmontée, de souffrance commuée en illumination, névrose irrésolue du visionnaire. Le tout dans une humilité d’exécution qui émiette, aussitôt, l’écueil de la performance pour la performance. Chamberlain, ou la grâce.

 

Russell quant à lui monte au clavier caméra au poing, il invente l’arpège-épopée, le crescendo chevaleresque. Son objectif : extraire un film sur Tchaïkovski de la musique de Tchaïkovski. Faire ça. S’insinuer dans les mesures, rentrer dans les rythmes, explorer les cadences, prendre pour script une portée, et comme un musicien respecter les nuances, filmer pianissimo, filmer fortissimo. Plonger au cœur du concerto, en prélever une histoire, des personnages, des désirs, des rivalités, tout un drame. Ce que Russell accomplit en partant du plus simple, des mouvements qui produisent les sons – les mains du pianiste – et en les filmant comme les personnages d’un drame, d’un drame cinétique, sorte de tragédie héroïque balancée entre les graves et les aigus. Et puis des regards amoureux entre le pianiste et sa sœur, assise au premier rang, commencent à s’échanger – mais d’une manière si fermement liée à la musique, que ces regards ont l’air de continuer, en le transfigurant, le petit théâtre des doigts et des touches. Alors ici le film se fend, se coupe et laisse partir de lui, sur la musique qui ne s’interrompt pas, des jets de fictions et de rêves. Ce qu’on voit à ce moment-là, c’est sublime. Les mains de Tchaïkovski se mettent à produire des images, plus seulement du son mais aussi des images, une double-croche réveille un souvenir d’été, romance incestueuse, clip musical aussi kitsch que subtilement inquiétant, et dans lequel se lit déjà, métaphorisée en ballet, toute la dramaturgie à venir. Voilà. Un film est lancé. Du cinéma, né d’un staccato. On le sent lui aussi, l’auteur, Ken Russell, comme régénéré à partir de ce staccato, prêt à surgir, toujours debout, d’attaque. Il a disparu il y a tout juste un an dans une indifférence quasi générale. Déterrons-le, soulevons la stèle, cassons le cercueil : il est vivant.