The Grandmaster commence par une scène de kung-fu pur, muette et diluvienne, sans contextualisation. La Shaw Brothers n’aurait sans doute pas osé une entrée en matière aussi brute. Il y a bien plus, là-dedans, qu’un prologue « sur les chapeaux de roues » : difficile de ne pas entendre l’intention clamée, hurlée par une telle séquence. Si la narration et le verbe s’effacent au profit des poings et des pieds, c’est que le kung-fu cherche à devenir un langage en soi, autosuffisant. Le pari s’inscrit dans la continuité du travail du Wong Kar-wai, l’homme qui filmait le vide, les volutes dans l’air, les rendez-vous manqués.

 

On se souvient combien In the Mood forLove trouvait sa richesse dans le pas-grand chose, lové dans l’attente et le fantasme. Tony Leung et Maggie Cheung ne faisaient jamais mieux l’amour que lors de ces repas vains et de ces promenades flapies, l’action restant cantonnée au stade de la projection mentale. The Grandmaster fonctionne à l’identique, si ce n’est que WKW inverse le processus en allant chercher le « déceptif » dans le surplus d’action, plutôt que dans les lacunes ou les absences. Silences et non-dits faisaient tout le travail sémantique dansIn the Mood for Love ou Chungking Express ; ici, les jeux de jambes s’en chargent. Il  faut donc apprendre à décrypter les chorégraphies : identifier la nature sous-jacente d’une relation, guetter un amour en train de poindre, tout ça d’un coup de pied l’autre. Le petit visage de Zhang Ziyi observe Tony Cheung au seuil d’un combat avec un maître de l’Ordre du Sud (l’école rivale d’arts martiaux), le son des coups s’étouffe alors, la musique prend le pas, le kung-fu devient clairement une danse : on est dans une stase délibérément clippesque, comme pour infiltrer l’esprit de Ziyi, soudain énamourée, et anticiper une romance appelée à rester au stade clip fantasmatique. C’est précisément ce qui obsède le scénario spectral, enroulé autour des clips de castagne flamboyante : il est question d’un amour impossible entre ces deux-là, condamnés à vivre une histoire platonique et cérébrale, comme celle de Cheung et Leung en leur temps.

 

En somme, il faut chercher le film à l’intérieur de chaque scène belliqueuse, dans l’unité des plans, tous composés avec un doigté d’orfèvre malgré un montage souvent affolé. Dans cette proposition fougueuse, il y a comme une drôle de conception méta-hongkongaise de la scène de combat. Comme si WKW voulait pousser le rituel à son comble, plaider allégeance aux maîtres du cinéma de kung-fu chez qui l’action était reine. Mais en faisant mine de se dévouer à la beauté simple et belle des arts martiaux, le cinéaste masque mal une prétention assez haute et surtout très théorique, qui justement n’a plus grand-chose de simple. Ce langage extrêmement ciselé, parfois époustouflant, sait très bien ce qu’il peut aussi avoir d’hermétique. Mais il se fout éperdument d’évoluer en vase clos. Par une sorte de coquetterie volontariste, de dévouement jusqu’au-boutiste, WKW fait mine de ne plus parler que cette langue, au point d’en faire sa religion. Il s’abandonne dans le kung-fu et ne voit plus que lui, comme un poète occidental lancé dans une ode au style Shaolin et aux parfums du dojo, cheveux aux vents. On peut facilement avoir l’impression de voir trop le cinéma, ici, et pas assez la chair, la douleur, la haine, le sexe – les vraies bonnes raisons d’un pugilat, fut-ce du wushu, de la boxe ou du free fight de rue.

 

La temporalité étant abolie par ces instants de lutte nébuleux, le film sabote aussi un peu le romanesque auquel il prétend. C’est d’autant plus frustrant qu’on distingue, à travers cette fabrication (trop) impeccable – il faut dire tout de même combien l’orchestration des combats peut faire mouche -, le mariage que Wong Kar-wai aurait pu arranger avec succès, à la suite de Tsui Hark ou Zhang Yimou. A savoir, celui du romanesque classique avec la maîtrise épique, jamais dépensée en pure perte ici, mais souvent pour pas grand-chose.