Les bonnes dispositions prises par Batman begins se confirment en apothéose. Il n’est d’ailleurs pas interdit de voir dans ce second Batman version Nolan le sommet de toute la saga, tant le cinéaste s’approprie la matière mythologique de l’homme-chauve-souris sans une once de second degré, avec une naïveté, un sens du devoir un peu transi qui, loin de contribuer à livrer un monde clé en main (à la manière un peu autiste et cannibale de Burton), semble en permanence ouvert à tous les re-départs, tendu à l’extrême, sur le fil. A cette ouverture, le film doit sa beauté sans prix : une façon si entière d’avaler les grandes scènes, de gonfler jusqu’à menacer d’exploser, de se refuser à tout repli qui en fait sans aucun doute l’épisode le plus lyrique et le plus bouleversant de la série. Cela part d’une très belle idée : Batman, arrivé au point-limite de son emprise sur le crime qui ravage Gotham City (il est sur le point de passer le relais au pouvoir officiel, incarné par l’homme de loi Harvey Dent), découvre l’envers nocif et crépusculaire de son pouvoir.

Mettre ainsi la binarité toute contemporaine de l’univers des super-héros à l’épreuve du doute (le jeu du « pile ou face » qui se substitue à la logique du bien et du mal) n’est pas sans danger. En s’ouvrant à un degré de réalisme jamais atteint auparavant, symbolisé par la partie à Hong Kong ou par les références au terrorisme mille fois plus senties que celles de V pour Vendetta (la mythologie se frotte alors, littéralement, à l’inconnu), The Dark Knight menace aussi sans cesse de revenir, comme en un refuge, à ses vieilles breloques morales (l’humanisme outré de la séquence des bateaux bourrés d’explosif, alors même que le film semblait prêt à faire imploser son idéal super-héroïque). Politique ? Il y a en tout cas dans ce principe d’ouverture / fermeture tout en extrêmes la prescience d’un effritement salutaire, donnant cette impression que le film avance dans une nuit de questions à la manière d’un paquebot titubant, cherchant en permanence la rupture pour mieux retrouver, in extremis, son empire souverain (cf. la très belle scène finale où Batman repart dans la nuit).

C’est que le film flotte toujours au dessus de cette pesanteur métaphysique où les limites de Nolan (brillant illustrateur, metteur en scène un peu pataud) pourraient le pousser. Il faut avant tout voir The Dark Knight comme un beau film naïf, où les questions un peu écrasantes se dissipent au profit d’une électricité macabre en roue libre. C’est là qu’entre en jeu le Joker : il fait à lui-seul du film un chef-d’œuvre, trouant cet opus de ses ignobles farces, ouvrant en lui des galeries illuminées d’épouvante. La performance crépitante et cathartique de feu Heath Ledger en fait un corps d’altérité absolue : clown blafard et dégoulinant, junkie d’apocalypse, épave fumante autant que créature saturée d’étrangeté (voir la scène absolument sublime où le prédateur demeure immobile, irradiant de malfaisance et minablement humain, dans la cage du commissariat). Avec lui, ce que le film garde d’un peu pesant (les références au polar mannien, les longueurs de la fin) se consume dans une traînée de fumigènes colorés. Ne reste que le lyrisme dégingandé, au suspense admirable, des prises d’otage démentes auxquelles Batman et le spectateur sont livrés comme au chaos (énorme aussi, le rôle tenu par le méchant désespéré « Pile ou Face »), et cette certitude que l’on tient là le film de super-héros rêvé de notre enfance.