Plutôt qu’une incursion indécise de Hou Hsiao-hsien dans le genre du wu xia pian, il n’est pas exclu de voir The Assassin comme l’addendum d’un film précédent du maître, Three Times, consacré aux amours contrariés de Shu Qi et Chang Chen à travers les époques. Un quatrième chapitre qui aurait été télescopé loin, très loin en arrière, dans une Chine médiévale sur laquelle HHH pose pour la première fois son regard.

Sauf que par le biais de ce couple, The Assassin se veut moins un récit d’amour que celui d’une double émancipation — politique, existentielle. La femme est une aristocrate mutique, reconvertie en tueuse implacable par une trouble mentor ; l’homme est le gouverneur d’une province indépendante, qu’un Empire vacillant et une épouse torve menacent. Les deux sont cousins et liés par le souvenir d’un amour secret. Mais tandis qu’elle se voit chargée de tuer son ancien amant, l’impassible meurtrière prend progressivement conscience des apories de sa mission, qui met en péril autant sa paix intérieure que la sécurité de la région.

On voit bien qu’avec cette tueuse qui se refuse à tuer (parce qu’elle reste “prisonnière des sentiments humains”, lui sermonnera in fine sa préceptrice), HHH trouve un relais idéal pour redessiner les contours de son projet : de même que le personnage passera le film en retrait, dissimulé dans l’ombre des plans d’où elle veillera sur les protagonistes qu’elle était censée éliminer, de même le cinéaste préfèrera ne remplir que partiellement le cahier des charges du wu xia pian (deux ou trois combats, chiches et expéditifs ; un récit délibérément égaré dans l’entrelacs d’une intrigue sentimentale et diplomatique trop ramifiée pour être intelligible), au profit d’une sorte de nature morte frémissante, à la beauté époustouflante et totalement affranchie du diktat des péripéties.

Un parti pris qui renvoie aux explorations formelles de la seconde partie de carrière de HHH, qui le vit devenir, en l’espace de quelques chefs-d’oeuvre (Les Fleurs de Shanghaï, Millenium Mambo) et à la faveur d’une collaboration fructueuse avec son chef opérateur Mark Lee Ping-Bin, l’un des plus saisissants prestidigitateur du réel, modelant ses films à coups de plans séquences à la fois passifs et ciselés comme des pierres précieuses. C’est que rien n’intéresse plus HHH que d’offrir la ligne sinueuse de ses fictions aux aléas environnementaux, comme on laisserait sécher sa peinture à l’air libre. Une perméabilité au monde ambiant qui enveloppe ici son tableau de la Chine médiévale d’effluves sonores (chuchotement du vent, sifflement des grillons, piaillement de oiseaux) et visuelles (rideaux qui respirent sous la pression du vent, chatoiement des chandeliers, éclats des surfaces) qui achèvent d’arracher The Assassin au bain formolé de la reconstitution historique, pour renvoyer le cinéma à son sacerdoce original — cette vertu de pure surface sensible, arrachant au réel la prolifération de sa matière.

Dans The Assassin, pas un plan, pas un mouvement de caméra qui n’agisse à la façon d’un sortilège, entrelaçant dans un même geste textures, lumières et particules, pour une hypnose formelle culminant lors de deux séquences magistrales (l’une accompagnant le calvaire d’un personnage harcelé par un panache de fumée, l’autre observant une brume laiteuse en train de faire basculer un paysage dans l’abstraction), hapax picturaux qui renvoient les alchimistes les plus subtils d’Hollywood à leurs cours du soir.

De quoi entériner la puissance d’envoûtement inégalée du réalisateur taïwanais, mais aussi imprimer sur sa dernière toile la marque d’une forme d’indécision, sensible dans les caprices figuratifs qui en composent la trame (ces glissades du noir et blanc à la couleur, d’un format à un autre, d’une colorimétrie à une autre, comme autant de retouches traduisant l’incapacité du film à trouver sa forme accomplie) mais aussi dans son rapport distant et sporadique aux passages obligés du genre (ces séquences de combat que la caméra regarde affleurer puis disparaître, surgir en trombe au premier plan puis s’évanouir dans la profondeur).

D’où une sidération à double tranchant, face à un objet sublime dont il nous reste à la fois beaucoup et pas grand chose. Réduit à sa stricte dimension sensorielle, le film impose ainsi au spectateur de négocier avec un perpétuel état de désorientation. Mais c’est en vérité tout l’intérêt de The Assassin que de calibrer son regard sur un mode constant d’extase formelle, déployant sa fresque en une suite d’apothéoses vivifiantes mais démantibulées, où chaque séquence viendrait effacer les traces de la précédente. Une sorte de chef-d’oeuvre évanescent, dilué dans sa propre magnificence, que la mise en scène de HHH nous condamne à observer à la dérobée, derrière un ballet d’ondulations et de miroitements qui parvient à maintenir intacte la magie bruissante du film, tout en nous empêchant chaque fois d’en percer le secret.

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