A des années lumières d’un film comme Snake Eyes, le cinéma de Daï Sije nous attend. Loin des casinos, des portables, et de l’esbroufe gratuite, Tang le Onzième nous prouve que la captation du réel peut encore servir à quelque chose. Soyons honnêtes, le film vietnamien dont je parle n’est pas un grand film, ni même une œuvre qui restera : ici, point d’effet de style, pas une once de plaisir filmique, mais enfin… enfin quelque chose à dire ! Rien que pour cela, Tang le Onzième mérite d’être défendu. L’histoire de Tang s’impose d’emblée comme une tragédie universelle de la misère. Enfant martyr d’un village pauvre et superstitieux situé sur la frontière sino-vietnamienne, Tang, le onzième rejeton, est abandonné dès sa naissance, la légende n’accordant le bonheur qu’aux seules familles de dix enfants. Sa mère (il faut bien un coupable) est exécutée par le paternel ; le nourrisson, allaité par une chienne, ne doit la vie qu’à son frère aîné, Tang le 1er… Trente ans plus tard, des paysans du village viennent chercher « le onzième », qui s’est installé en ville et attend son dixième enfant. Ces derniers prétextent la mort imminente de son frère aîné. Tang les suit, accompagné de sa femme enceinte, et le piège se referme sur lui… Dès son retour au village, véritable antre de la folie, Tang est acclamé comme un messie, et l’escalade vertigineuse peut commencer. Tous lui affirment que lui et ses dix enfants doivent aller tuer un certain « poisson lune » dans sa grotte afin d’éloigner la lèpre du village, conformément aux dires des anciens (voire Oedipe roi, Sophocle…). Tang accepte. Mais sa femme n’ayant pas encore accouché, la foule s’impatiente… Trente ans après, rien n’a changé, tout finira dans le sang.
L’horreur que décrit Daï Sije est hermétique au temps et à l’espace : son film nous montre comment les foules, quelle qu’elles soient, s’accrochent désespérément à un rêve pour n’en concrétiser qu’un substitut cauchemardesque. La misère appelle la superstition et cette superstition appelle le sang, voilà ce que Tang le Onzième cherche à nous dire. Ce film n’est d’ailleurs qu’un message un peu trop clair, c’est là son défaut majeur. Néanmoins, il redéfinit sous nos yeux le pouvoir de témoignage du cinématographe, et nous rappelle qu’un film peut être aussi un moyen de poser un regard averti sur le monde, une occasion de se responsabiliser, et pas seulement un paquet de pop-corn dans lequel on s’empresse de se noyer, dans le but inavoué d’oublier qui nous sommes.